Une chance du village
Au cœur des jours et des nuits
Une chance du
village
J’ai la chance
de compter aujourd’hui un ami d’enfance qui n’a pas eu la chance de poursuivre
des études au-delà de l’école primaire. Vous pensez que je fais de l’ironie
pour me moquer de lui ou que je suis cynique pour me réjouir du malheur d’un
ami. Mais il n’y a justement pas de malheur ici, bien au contraire. Et je m’en
vais vous l’expliquer.
Nous avons
bien éprouvé de la peine, mes amis et condisciples et moi, lorsque notre ami
d’enfance, élève intelligent à l’école primaire, n’a pas pris avec nous, ses
condisciples, le chemin de l’internat. En ces années-là, l’école secondaire
était située à cinquante kilomètres de notre village, et il fallait y vivre à
l’internat, et il fallait donc payer beaucoup d’argent. Les parents de notre
ami, leurs frères et sœurs, leurs cousins et cousines, leurs oncles et tantes,
bref toute la grande famille, en étaient incapables.
Notre ami
n’apprit donc jamais à parler couramment le français ni à faire des calculs
compliqués. Mais il a appris, bien avant nous autres, à se construire une
maison. Il s’est marié et il a fondé une famille. Plus tard, il a envoyé ses
enfants à l’école, jusqu’à l’école secondaire.
Je ne me suis
jamais considéré supérieur à mon ami en quoi que ce soit. Ma dette envers lui
est trop grande. Nous avions le même âge, mais il était de loin plus habile que
nous tous. Lorsque j’ai apporté à la maison le premier poisson que j’aie pêché,
je n’avais pas révélé que mon ami avait tenu avec moi la canne à pêche. Et
lorsque j’ai tendu mon premier piège aux rats, c’est encore lui qui était mon
maître. Sans oublier le fait que je suivais ses pas lorsque, au clair de lune,
j’ai appris à danser parmi les enfants, filles et garçons.
Certains parmi
nous ont fait l’université plus tard. Et la somme des connaissances supérieures
acquises est impressionnante. Mais notre ami d’enfance n’a pas besoin d’être
impressionné. Nous lui avons toujours raconté notre vie en ville et à
l’université. Il nous a toujours parlé de la vie au village, de ses joies et de
ses peines. Notre ami avait acquis des connaissances qui nous dépassent. Et
personnellement, je bénis Dieu pour avoir gardé mon ami dans le village.
Le moment est
arrivé maintenant que le chef du village est mort. Il faut lui trouver un
successeur. Ma génération est celle qui doit donner au village un nouveau chef.
Des prétendants de tous les clans se présentent seuls ou appuyés par les leurs.
Il est difficile de trancher les houleux conflits en perspective.
Certains m’ont
écrit du village. Parce que j’ai beaucoup étudié et que j’habite dans la
capitale. On m’a chargé de poser la question aux autorités compétentes pour
trancher. Les présumées autorités m’ont dit la vérité : c’est au village
qu’il faut retrouver l’histoire, retrouver les racines et les sources du
pouvoir. Mais nous n’avons pas le choix : mon ami du village, qui n’a
jamais vécu en ville, qui n’a jamais fréquenté l’école secondaire, en sait bien
davantage que nous tous et les présumées autorités compétentes.
Mon ami a
appris, au fil des jours et des nuits, de la génération de nos parents et de
celle de nos grands-parents. Il sait quels clans sont arrivés les premiers dans
notre village, qui l’ont fondé et méritent de lui donner un chef et dans quel
ordre de succession. Cette histoire cruciale et vitale, seule mon ami la
maîtrise. Je ne l’ai jamais apprise. Ni à l’université ni dans la capitale du
pays.
Jean-Baptiste MALENGE Kalunzu
jbmalenge@gmail.com
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