Au cœur des jours et des nuits : Photo et funérailles
Aussitôt que j'ai pris une chaise et que
je me suis bien installé au lieu des funérailles de mon ami, un jeune homme
s'est proposé de me prendre en photo. Contre paiement d'argent, bien sûr. J'ai
refusé la sollicitation. Le jeune photographe amateur gagne ainsi sa vie. C'est
facile à penser : chaque jeune, aujourd’hui, diplômé d'université ou pas, se
crée un métier, un gagne-pain, faute d'en trouver un. Il n'y a pas tant
d'offres d'emploi ces jours-ci.
Le jeune photographe amateur avait donc à
gagner sa vie grâce à moi. Mais moi, je n'avais strictement rien à gagner à me
faire photographier au lieu du deuil. Au plus profond de mon coeur et de tout
mon corps, j'étais touché. Blessé. J'étais inconsolable. Déstabilisé, à
proprement parler.
J'aurais pu donner de l'argent au jeune
homme par charité. Mais il n'avait rien demandé. Il n'était pas un mendiant. Il
vendait ses services à ceux qui venaient aux funérailles et pensaient garder
sur photo un moment mémorable de leur vie, un moment unique de tristesse et de
douleur mais un vrai moment de leur vie. Et la vie est faite de toutes les
couleurs, du blanc, du rouge, du jaune ou du vert de la joie par exemple, mais
aussi du violet ou du noir de la tristesse et du deuil.
Au lieu du deuil, certains autres jeunes
gens proposaient à boire et à manger : de l'eau, des serviettes, des
cacahouètes et des noix de cola, notamment, mais les photographes vous
proposaient le meilleur : vous prendre en photo comme pour venger la mort d'un
être cher, défier la mort en conservant votre visage au-delà de l'espace et du
temps. La photo numérique peut se partager de smartphone à smartphone,
d'ordinateur à ordinateur. Elle peut s’imprimer sur papier. Et votre propre
mort ne vous fera pas disparaître aussitôt. En quelque sorte.
Malgré tout, je n'aurais, pour part,
absolument rien à gagner en acceptant de me faire prendre en photo. Aux
funérailles de mon ami, je n'avais pas un visage montrable, regardable, digne
de passer à l’histoire. Mes lèvres, mon nez, mon front et mes joues avaient
changé, de façon indescriptible. Mes yeux avaient subitement pris la couleur
rougeâtre de la noix de palme mûre. J’étais profondément touché, blessé. Je
n'avais vraiment rien à gagner à proposer un tel visage pour être gardé,
immortalisé, comme on dit. J'aurais eu honte de me revoir plus tard dans un
moment de si profonde tristesse, de si profonde faiblesse.
Les photographes amateurs et même
professionnels devront se rappeler que le respect de la dignité humaine,
c’est-à-dire de la belle image de chacun, interdit de photographier n'importe
qui n'importe comment n’importe où. Aux funérailles de mon ami, j'avais pleuré
comme un garçon, c'est-à-dire en cachette. Je n’aurais jamais pour rien au
monde accepté de le montrer, de le faire savoir. Un garçon se cache pour
pleurer. Je l'ai appris ainsi depuis mon enfance. Rien ne m'oblige à changer
d'avis et de comportement.
La Bible dit que Jésus de Nazareth avait
pleuré. Sur Jérusalem, la ville qu’il avait tant aimée. Il pleura aux
funérailles de son ami Lazare, et les témoins dirent : « Voyez comme
il l’aimait. » (Jean 11,35). Jésus a frémi de compassion devant une pauvre
veuve, près de la ville de Naïn, cette veuve qui portait au cimetière le
cercueil de son unique fils. Jésus lui a dit : « Ne pleure
pas ! », et il a ressuscité le mort. C'était peut-être une habitude
de Jésus de pleurer. Lui qui aimait les pauvres et les malheureux, lui qui a
proclamé bienheureux ceux qui pleurent, ceux qui ont faim et soif de la
justice.
Mais il y a pleurer au plus profond de son
coeur et verser des larmes comme une femme ou un veuf. Moi, je suis un garçon.
Je ne pleure pas. Que les photographes amateurs et professionnels le retiennent.
Jean-Baptiste MALENGE Kalunzu
jbmalenge@gmail.com
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