L'histoire, c'est hier
Au cœur des jours et des nuits
L’histoire, c’est hier
Quel chanteur n’aurait pas éprouvé un
immense plaisir en écoutant par hasard une radio diffuser une chanson de
lui ? Vous me direz que le plaisir, le chanteur l’éprouvera toujours à
chaque fois même s’il est un vieux chanteur, même s’il a un riche répertoire
universellement reconnu. Le plaisir est toujours renouvelé. S’entendre chanter
sur une radio alors qu’on ne connaît ni l’animateur à l’antenne ni le producteur
d’une émission ou le preneur de son, c’est la preuve que vous avez réussi une
œuvre artistique qui plaît à d’autres, même à des inconnus, à des hommes et à
des femmes qui ne sont ni de votre famille ni de votre entourage. Un artiste
est justement un bienfaiteur de l’humanité, parce qu’il rend le service du
plaisir, de la beauté et parfois de la sagesse.
Je vous le rappelle parce qu’un
chanteur parmi mes amis a plutôt éprouvé le sentiment contraire lorsqu’il a
entendu, pour une rare fois, une chanson de lui diffuser sur une radio de
Kinshasa. Mon ami de chanteur n’a pas exulté de joie . Non, il s’est attristé.
Parce que la chanson est passée à l’antenne de la radio dans la rubrique des
chansons de nostalgie, des vieux succès. C’est-à-dire de vieilles chansons
presque enterrées, que l’on rappelle à la mémoire des mélomanes comme si c’est
par bienveillance que l’on cherchait à maintenir en vie des
auteurs-compositeurs, ou des chanteurs qui ne méritent que l’oubli et presque
la mort.
Or, mon ami tient à vivre, et il sait
qu’il est bien vivant, qu’il n’a pas épuisé toutes les ressources de son art,
de son talent musical. Mais voilà que le jeune animateur de la radio a rangé
mon ami dans la catégorie des vieux succès. C’est un jeune animateur de radio,
c’est vrai, on l’’entend par sa voix. Mais la chanson de mon ami de chanteur a
fait du succès il y a à peine vingt ans. Et mon ami lui-même n’a pas cinquante
ans d’âge. Et si, à moins de cinquante ans, il s’entend aligner dans le
troisième âge, reléguer parmi les anciens succès, cela pourrait signifier que
dans dix ans, ou il est mort ou on s’étonnera de le savoir vivant.
Ainsi va l’Afrique. Ainsi va le Congo.
Le pays n’a pas de mémoire, de longue histoire. Mon ami de chanteur a vu, sur
des télévisions occidentales, des présentateurs et des présentatrices de plus
de cinquante ans d’âge. Il a vu que dans les rues d’Europe occidentale, la
population est plus âgée que dans les rues congolaises. Il connaît, dans son
village, une amie d’enfance, de quarante ans d’âge, qui est grand-mère et qui
se prend pour une très vieille dame. Mon ami de chanteur pensait bien que cette
amie se vieillissait si facilement elle-même parce qu’elle n’a pas étudié
au-delà de l’école primaire. Mais lui, le chanteur, il a un diplôme du
secondaire, il est venu vivre en ville, il est devenu chanteur, et voilà que sa
musique, âgée d’à peine vingt tans, est rangée parmi les vieux succès.
Pourquoi, en Europe, la musique ne vieillit-elle pas ? Et pourquoi, en
Europe, le passé semble-t-il si présent ? Et pourquoi en Afrique les archives
n’existent-elles presque pas ? Et pourquoi, en Afrique, aime-t-on détruire
tous les vieux papiers ? Pourquoi, en Afrique, la mémoire est-elle si
courte ? Mon ami sait qu’on parle de la tradition orale. Mais des
questions pareilles, mon ami se les pose dans la tristesse. Parce que la
tradition orale lui paraît trop courte.
Mon ami de chanteur s’était déjà
entendu dire que les Congolais qui ont écrit l’histoire du pays sont très rares
et qu’ils se réfèrent, de toute façon, à l’histoire écrite par les anciens
colonisateurs ou des Européens experts de l’Afrique. Mon ami s’est, depuis
lors, promis d’écrire une chanson qui racontera que la Conférence Nationale
Souveraine en RDC, c’est hier et pas avant-hier. Mon ami se promet aussi de
raconter, dans une chanson, que l’indépendance de la RDC, c’était en 1960, et
que l’année 1960, dans l’histoire d’un peuple, ce n’est pas dans le passé
lointain. Mon ami a une belle intention. Mais qui écoutera sa chanson ?
Jean-Baptiste
MALENGE Kalunzu
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