Le français du chef
Au
cœur des jours et des nuits
Le français du chef
Pourquoi le chef de mon village a-t-il prononcé son discours de
circonstance dans la langue française ? Le chef parlait bien devant son
peuple et une poignée d’invités, fils et filles du village ou d’autres venus de
la région ou d’ailleurs. Sauf exception, tout le monde comprendrait la langue
du village. Tout le monde ou presque ne parle d’ordinaire que notre belle
langue. Mais le nouveau chef du village, intronisé l’année dernière, a préféré
parler en français. Pourquoi ? On ne l’a peut-être pas renseigné sur le
devoir qui lui incombe aussi de défendre et de sauvegarder la langue comme
patrimoine de son peuple.
Plus concrètement, les organisateurs du jubilé de ma paroisse auraient
dû, par ailleurs, se rappeler que ne doit prendre la parole dans une messe, du
début à la fin, que les prêtres et les acteurs liturgiques dûment mandatés,
chacun à son tour et à sa place. Les honorables et autres excellences, avec
tous leurs titres et honneurs bien légitimes, ne doivent pas prononcer de
discours pendant la messe. Leurs partisans n’ont pas à les applaudir comme dans
une assemblée politique.
Vous en auriez vu beaucoup, dans l’assemblée de mon village, en
train d’étouffer de rire ou de se tordre au fur et à mesure des propos du chef.
Le contenu du discours, personne n’en redira rien. Mais le français du chef
était du plus mauvais, comme vous n’en avez jamais entendu ni lu dans cette
chronique d’un fils du village ni même sur les radios et les télévisions, où
l’on parle de moins en moins bien n’importe quelle langue. Le chef voulait en
imposer par une certaine « modernité ». Une dizaine de ses
homologues, chefs de villages voisins ou lointains, coiffés et habillés
solennellement comme lui, participaient à la messe, et le chef de mon village
voulait sans doute leur en imposer, étaler sa connaissance de la langue
française et donc de la « modernité ».
Après la messe, j’ai félicité le chef pour les propos bien
pertinents. Je l’ai remercié aussi pour l’effort mis dans l’apparat. Un chef de
village ou de groupement comme lui doit s’habiller correctement, mieux que
nous, de façon à nous rappeler qu’il est notre chef. Hier, il était parmi nous
comme nous. Aujourd’hui, il est notre chef, il nous rappelle le pouvoir et
l’étoffe des ancêtres, depuis que Dieu avait reconnu le premier de nos aïeux.
Mais j’ai aussi dit humblement au chef que les ancêtres l’ont
chargé aussi de veiller sur le patrimoine de la tribu et du village. Et dans le
patrimoine de son peuple, en plus des eaux et des forêts et des brousses, dans
leurs frontières bien délimitées, en plus de tout le matériel, il y a les
hommes et les femmes, les adultes et les enfants, et le chef devra veiller
aussi et surtout sur la culture, sur les biens de l’esprit. Et parmi les biens
de l’esprit, la langue résume tout. Le chef doit veiller pour que la langue de
son village et de sa tribu jamais ne se perde dans les méandres de l’histoire
et du brassage des populations. La ville et la cité ne sont pas notre référence,
en ce temps du téléphone mobile et de l’internet, avec les réseaux sociaux accessibles
dans notre village. La ville et la cité nous obligent à troquer notre langue
contre des langues étrangères, des mélanges de langues ou des langues
nouvelles. En ce temps difficile pour l’identité du peuple, le chef doit exiger
que les enfants qui naissent dans son village parlent la langue de la tribu,
qu’ils l’apprennent et la parlent bien. Le chef doit exiger que les hommes et
les femmes ne préfèrent pas chanter en lingala ou en kikongo, langues des villes,
ni en aucune autre langue étrangère. Le chef doit rappeler aux parents le
devoir de transmettre à leurs enfants la langue maternelle.
Que la langue du village soit aussi la langue du chef lorsqu’il
parle en public dans son village et devant son peuple. Que les étrangers se
fassent traduire ou résumer les propos du chef. Parce que le chef s’adresse
avant tout à son peuple. Et le chef parle avant tout comme représentant de son
peuple depuis les ancêtres que Dieu lui a donnés. Jusqu’à lui, à sa modeste personne
devenue, par la volonté de Dieu et des ancêtres, le garant de la tradition, même
s’il a étudié à l’université, même s’il a parcouru le monde et parlé diverses
langues.
Jean-Baptiste
MALENGE Kalunzu
jbmalenge@gmail.com
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Merci de laisser votre commentaire ici.