Afrique 2014 : peut-on se comprendre ?


Pourquoi l’Afrique se brouille-t-elle et s’embrouille-t-elle sans cesse et de plus en plus ? Pourquoi le conflit semble-t-il ne jamais quitter la terre ? La question de toujours et de partout est à se poser pour l’Afrique en ce jour de l’an 2014.

Les mots de ma langue
Ce dictionnaire de ma langue maternelle est bien trop précieux pour moi. Je ne vous le prêterai pour aucune raison, sous aucun prétexte. Pour tout privilège, vous le consulterez dans mon bureau.
L’auteur du si rare « Dictionnaire pende-français », monsieur l’abbé Barthélémy Gusimana, est mort dans les années quatre-vingt-dix. Il était prêtre du diocèse de Kikwit, dans la province du Bandundu.
Le dictionnaire a été édité en janvier 1972 à Bandundu par le Centre d’Etudes Ethnologiques de Bandundu (CEEBA), fondé par l’Autrichien Hermann Hochegger, membre de la Société missionnaire du Verbe divin.

Missionnaires et linguistes
A l’époque coloniale, des missionnaires ont accompli une inestimable œuvre linguistique. Pour des besoins pastoraux, ils se sont investis dans l’étude de certaines de nos langues congolaises (africaines). Ils ont élaboré des grammaires et des dictionnaires. Ils n’avaient pas toujours la compétence ni la prétention de laboratoires ni de centres d’études linguistiques.
D’un certain point de vue, le dictionnaire de Gusimana est bien rudimentaire. J’en conviens. Mais qui ferait mieux ? Combien, de ceux qui en connaissent l’existence, peuvent l’améliorer ? Pourquoi ne l’ont-ils jamais osé ?
Après l’époque coloniale et l’ère missionnaire, bien peu aura été réalisé en faveur de nos langues. Et des langues en général. En 2013, on pouvait déplorer le nombre des étudiants de plus en plus réduit dans les facultés des lettres de nos universités et instituts supérieurs !

Parler pour ne rien dire
Le résultat est affligeant. Les métropoles africaines pratiquent ainsi la « vernacularisation du français » et une « culture créole caractéristique », comme dit l’intellectuel camerounais Achille Mbembe (Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, Paris, 2010, p. 104). Le savant dénonce ainsi « une relative déperdition, une dissipation, voire un obscurcissement de l’originaire », qui aboutit à la « vraisemblance, véri-similitude, onomatopée et métaphore ». Autrement dit : on se parle peut-être sans rien dire, pour ne rien dire.
A Kinshasa, on connaît le « lingala facile », ce sabir entremêlant le français et le lingala, offensant aussi bien l’une que l’autre langue. Le fait est que beaucoup ne peuvent communiquer, se faire comprendre qu’en cette « nouvelle langue ». Les programmes des médias audiovisuels et les prédications dans les églises semblent ne pouvoir s’exprimer autrement. Par incompétence des animateurs ou par choix pour accrocher un public précis.
Mais combien plus nombreux sont ceux qui restent ébahis, « sans parole » ? Ils ne comprennent que l’une des deux langues. Ce sont ainsi les étrangers francophones ou les Congolais illettrés. Les uns et les autres ne peuvent réellement adhérer à la foi d’aucune Eglise locale ni partager la compréhension de la réalité. Ils ne peuvent ainsi comprendre les gouvernants qu’à moitié voire à contre-sens. De nombreux cadres de partis politiques peuvent en témoigner. Quel malaise lorsqu’ils doivent s’adresser à la foule des « militants » ?

« Dans la bouche du village »
Quelques bribes d’informations partagées ne peuvent aider à faire communauté, société. Voilà peut-être une raison du manque de cohésion sociale.
Le tribalisme ou retranchement dans la tribu au détriment de la nation ne peut-il pas s’expliquer et se justifier aussi par la recherche de la commodité et du confort dans la communication, c’est-à-dire dans la compréhension d’un monde commun ? Pourquoi les partis politiques se constituent-ils souvent sur base ethnique malgré l’interdiction légale ?
Pourquoi l’Afrique se brouille-t-elle et s’embrouille-t-elle sans cesse et de plus en plus ? Ne serait-ce pas parce que les peuples se comprennent de moins en moins, parlent de moins en moins une langue commune ?
Naissance, vie et mort
Les experts répondent que les langues sont vivantes. Elles naissent, se développent, se transforment et meurent. Les contemporains ignorants, à la courte vue historique, peuvent s’imaginer que leur langue ne mourra jamais, qu’elle est même éternelle, sans commencement.
Les experts ajoutent qu’une langue mourra sans aucun doute, faute d’entretien. Une langue meurt d’autant plus sûrement que les locuteurs, au fil des générations, ignorent qu’il leur incombe d’entretenir, de promouvoir, de sauvegarder leur langue.
Loin de tout académisme et purisme de style, il s’agit de s’accorder, par divers mécanismes, pour dire ensemble un monde. Par des mots. Il s’agit de désigner des choses et des êtres. Il s’agit d’attribuer un nom à chaque objet de son environnement. Ce pouvoir est un devoir de génération. Il peut être compris comme une obligation religieuse. Il engendre sûrement une puissance politique.

Kinshasa, 1er janvier 2014
Jean-Baptiste Malenge Kalunzu
@jbmalenge


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