Enfants de l’Indépendance

 


J'ai publié ce texte sous le pseudonyme Sha Mabula en juillet 1984 dans le périodique "Zaïre-Afrique". J'ai repris le texte dans mon premier livre intitulé "Prêtre dans la rue" paru en 1990 en Belgique aux Editions du Bel Elan et repris en 1992 puis en 2010 aux éditions Baobab de Kinshasa. 

40 ans plus tard, j'aimerais bien savoir ce qu'en pensent les "Enfants de l'indépendance", nés en 1960...

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à Marcellin

 

Nous sommes aînés d’une génération représentant environ soixante-cinq pour cent de la population africaine. Les anniversaires de l’indépendance marquent nos anniversaires de naissance. En certains pays, nous défilons en place d’honneur, habillés aux couleurs du drapeau national. Des discours enflammés nous félicitent de n’avoir subi ni chicotte ni corvée. Et nous de bomber le torse, fiers d’incarner la vigueur, la beauté, la jeunesse de nos pays. 

 

Loin des places publiques, loin de tous les podiums, cependant, chaque coucher de soleil nous rappelle combien l’air de la fête était artificiel. Nous retrouvons notre crainte quotidienne de marcher sur un sol menacé d’effondrement. Et nous cherchons en vain à nous convaincre que nous sommes bel et bien citoyens, que l’indépendance est effective, qu’après l’indépendance, ce n’est pas comme avant. Nous cherchons surtout à vérifier la pertinence des discours, de l’instruction civique qu’on nous dispense. Nous nous demandons comment justifier une pédagogie qui ne veut nous apprendre l’amour que par la haine. Notre génération se demande, en effet, si le patriotisme, l’amour des nôtres, ne peut passer que par le nationalisme, la haine des autres, ennemis plus ou moins réels, présents, passés ou futurs. 

 

Une certaine histoire africaine, revue, augmentée et corrigée, s’emploie en effet à instiller la haine dans les cœurs. Cette histoire se plaît à répéter comment, sous couvert de civilisation, avec la bénédiction des évangiles, des intérêts économico-politiques ont déstructuré les sociétés africaines, dévitalisé l’homme noir, profané ses dieux et éventré ses terres. En contrepartie, cette histoire se propose de remonter le temps, de surplomber la défloration et de cadrer en gros plan cette terre intacte où l’homme aurait vécu dans une harmonie parfaite, recevant à tous coups une réponse du ciel. 

 

Sur nos cahiers d’écoliers, nous avons juré de venger notre race et de braver toute nouvelle tentative d’asservissement, tout néo-colonialisme. Nous avons embouché des refrains africanistes pour célébrer la négritude. Mais nos accents nostalgiques ont sonné faux. Ils ne pouvaient que sonner faux. Trop intellectuels, a-t-on dit de nos poèmes. Voulue plutôt que sentie, notre poésie ne puisait pas dans notre cœur, dans notre chair. De cette Afrique paradisiaque, nous n’avions aucun souvenir, et notre chair n’avait subi aucune égratignure de la colonisation. 

 

Mais il s’en trouve beaucoup qui s’étonnent de notre prétendue indifférence vis-à-vis du combat à mener pour la restauration du paradis perdu. Ils nous accusent de désengagement. Avec la meilleure volonté pourtant, notre génération ne peut préserver un dépôt hypothétique. Ce serait fermer la main obstinément sur un billet de banque reçu en rêve. Non que nous ayons la mémoire courte. Simplement, parce qu’il nous manque justement cette mémoire collective que 1’on souhaite nous voir vouer à la haine. Alors que nous rêvons d’autre chose, que nos champs de bataille sont ailleurs. 

 

Nos parents incubent certes les affres de l’humiliation. Ils ne peuvent aujourd’hui renier cette histoire qui constitue irrémédiablement le tissu de leur être. Au sein maternel, nous avons certes bu de cette histoire. Mais dans quelle mesure et pourquoi notre comportement doit-il s’en ressentir ? 

 

Dans nos villages, des veillées aux coins du feu ou au clair de lune entretiennent bien la nostalgie. On y évoque l’Afrique peuplée d’animaux tous domestiques et d’ogres aux multiples têtes... Mais nous ne sommes pas dupes. Nous savons qu’il ne s’agit là que de mythes. D’ailleurs, certains d’entre nous ne peuvent se représenter une veillée autour d’un feu. Ils sont nés en ville, ils ne maîtrisent aucune langue tribale, contraints qu’ils sont parfois d’en choisir entre celle du père et celle de la mère. Seuls les médias et la littérature peuvent leur projeter un flash-back sur l’Afrique traditionnelle. Mais on ne reconstitue alors tout au plus que des pièces de musée ou de théâtre. Pas de direct possible avec le milieu vital originel. 

 

Etrangers d’une manière ou d’une autre à cette histoire, sommes-nous pour jamais incapables de bâtir un réel patriotisme qui nous engage par le rêve et par le sang, qui ne soit pas vernis d’une doctrine aussi artificielle que sommaire? Question nodale pour notre génération. Il nous est plus facile d’y répondre par exclusion, en écartant d’emblée toutes les raisons spécieuses que des dogmes suicidaires s’efforcent de nous imposer. A l’écoute de notre vie, de nos aspirations réelles, aucune idéologie ne s’avère capable de nous rassembler, pas plus que notre appartenance à un territoire commun. 

 

Les frontières. Quel territoire est vraiment le nôtre lorsque, sous nos yeux, la science et la technologie réduisent toutes les dimensions, abaissent toutes les frontières ? On nous a trop appris que les frontières de nos pays sont arbitraires, qu’elles ont injustement séparé des familles, des clans. Pourquoi ne serions-nous pas compatriotes de part et d’autre des frontières ? On ne s’agite que trop du reste à dénoncer la moindre escarmouche entre voisins. Et l’on s’empresse d’accuser des mains étrangères téléguidant, armant des frères et les dressant les uns contre les autres. Si seulement l’énergie avec laquelle on oppose les démentis était sincèrement la dernière ! Si seulement la faute n’incombait qu’aux étrangers et que nos frères, inoffensifs, étaient réellement incapables du moindre mal dans leur naïveté si manipulable! Que vive alors l’Organisation de l’Unité Africaine ! Vive les confédérations sur tout le continent et bienvenue aux réfugiés ! 

 

Les idéologies. Le propre d’une idéologie est de se contredire dans ses réalisations. Aussi, les idéologies ne peuvent fonder notre patriotisme. Elles ne nous mobilisent pas, parce qu’elles se basent trop sur la prétendue communauté de passion et sur la communion à une source perdue dans la forêt de l’histoire. Au simple regard de notre situation politique, les idéologies de nos gouvernants se discréditent d’autant plus qu’elles se donnent d’emblée comme repoussoirs de la colonisation ou comme miroirs de la tradition africaine. Nous ne sommes pas dupes. Sur nos chemins, nous rencontrons chaque jour des maîtres méchants, portraits vivants de ces ouvrages d’histoire revue, augmentée et corrigée. De même, nous tombons parfois sur des ogres, à visage humain, sortant droit des contes, des légendes... 

 

A tout prendre, nous ne pouvons répondre des systèmes idéologiques bâtis sur l’injustice et l’inégalité. Les symboles de tels systèmes sont des spectres épouvantables, même si, en certaines circonstances, nous nous résignons à les brandir. 

 

Les mass-médias, si précieux pour la propagande idéologique, ne peuvent pas pour eux-mêmes nous rassembler sous une bannière. Au contraire, ils constituent la plate-forme idéale pour l’extraversion. Comment nous désolidariser, par exemple, des jeunes du monde entier qui communient aux mêmes rythmes que nous ? II faut des raisons inédites pour nous gagner à la stéréotypie dans laquelle on enserre des peuples et des individus. 

 

On comprend sans doute notre malaise à définir concrètement les bases de notre patriotisme. La question ne nous préoccupe point. De partout nous guettent des tentations d’extraversion qui sont parfois des chances pour une intégration de notre personnalité d’enfants de notre génération. II nous faut bien sûr une patrie. Car, pour respirer l’air de partout, nous ne sommes pas moins établis quelque part. Non seulement parce que nos parents y reconnaissent leurs racines et partant les nôtres, mais aussi parce que tout nous y renvoie. Notre vœu d’universalité bute en effet sur des murs divers élevés par la haine des étrangers. De sorte qu’il ne nous reste plus au monde qu’un territoire dont l’accès ne nous exige aucun passeport. 

 

Or, nous ne croyons même pas mériter de droit -ou de par la naissance- une carte d’identité nationale. C’est parce qu’il nous faut vivre que nous nous croyons obligés de nous insérer dans une structure, de nous inféoder à des systèmes. C’est par modus vivendi que nous souscrivons à des idéologies que nous n’approuvons point forcément dans notre for intérieur. 

 

C’est dire que nous ne sommes pas dupes. Aucun pouvoir humain, pensons-nous, n’est jamais descendu du ciel. Le culte béat des chefs nous en convainc de jour en jour. Le pouvoir ne peut pas venir non plus des ancêtres. Accéder au trône par voie héréditaire nous semble un crime contre l’humanité. L’autorité ne se justifie à nos yeux que dans la mesure où des individus, en pleine jouissance de leur liberté, délèguent d’une façon ou d’une autre leur autorité à un autre individu. Ainsi, les drapeaux ne seront sacrés que parce que nous leur aurons conféré ce sens comme symbole de notre soif commune, de nos aspirations pour un meilleur être social. 

 

Nous ne sommes pas dupes, en effet. Nous percevons comment, sur notre continent et ailleurs, le pouvoir s’extorque et comment il se maintient. Même si, à divers échelons, on se réclame le tenir du peuple. Le peuple ? Entité abstraite, sans voix, sans âme. A chacun donc de lui insuffler une âme, de le façonner à son image et ressemblance. Sur la scène politique africaine, le peuple revient à une poignée de flatteurs, placés exprès dans les premières rangées, hautparleurs de l’acteur soliloque pour l’échauffer davantage et l’étourdir. Le cercle est admirablement vissé. 

 

Nous ne sommes pas dupes. Nous savons que même l’unité nationale, chantée sur tout le continent, est plus un idéal qu’autre chose. Il faut sans cesse inventer, au présent, des motifs de ralliement et des raisons de fidélité. L’éclatement en tribus et en clans est toujours possible. Rien n’est acquis. 

 

Nous ne sommes pas dupes. C’est ainsi que nous ne nous scandalisons pas outre mesure lorsque les lois sont du jour au lendemain arrondies ou équarries suivant les humeurs des législateurs, sous prétexte de se conformer aux droits de l’homme, à l’authenticité africaine, au climat tropical ou à toute autre lubie. 

 

Nous ne sommes pas dupes. Que notre scepticisme cependant ne trompe personne. Nous adorons certes d’autres dieux. Nous taxer alors de profanation, d’incivisme ou d’irresponsabilité, c’est se méprendre sur notre intransigeance vis-à-vis de l’authenticité des hommes et des structures. Notre apparent criticisme découle d’un débordement de patriotisme. Enfants de l’indépendance, nous n’avons pas de ruines à relever. Nous voudrions, au cœur du présent, élever des édifices solides, sur un terrain différent du terrain mouvant des idéologies fragiles ou de la stupide haine des autres. L’héritage que nous tenons à perpétuer, c’est celui de l’amour. Ainsi espérons-nous construire, dans la vigilance, une société viable et vivable, où le respect de l’humain aura valeur de loi. 

 

Nous refusons d’endosser la pesanteur d’un passé trop idéalisé. Les idéologies qui s’en réclament ne justifient que par trop abus et incapacités. Enfants de l’indépendance, nous voudrions nous situer, par rapport à ces idéologies, ni à gauche ni à droite, ni en haut ni en bas, ni au centre ni à la périphérie. Nous nous sentons portés vers un ailleurs, vers un autre ordre. 

 

Peuvent donc déchanter tous les ogres qui projettent de nous embarquer dans un giron ou dans un autre, voire dans une anonyme Internationale. Notre problème est de savoir comment bâtir une société particulière avec le cœur à embrasser l’univers qui est le nôtre. Nous sommes allergiques à la manipulation, à la partisannerie. Que l’on ne compte pas sur nous pour enclencher ou pour entretenir des conflits religieux, claniques... 

 

Beaux élans de jeunesse ? D’accord. Ces propos ne peuvent que friser l’outrecuidance aux oreilles de notables d’une société africaine où la sagesse et le droit à la parole reviennent aux vieux. Quant aux enfants de l’Indépendance, ils auront compris et accepté notre insatisfaction qui est la leur. 

 

Comment imaginer l’Afrique de demain ? Il n’est pas sûr que nous reproduirons les adultes d’aujourd’hui. Le temps vient où certains patrimoines seront indésirables. Parce que, caducs, ils ne répondront pas et ne nous aideront pas à répondre aux questions de notre temps. Au cœur du présent, nous ferons nous-mêmes le tri pour constituer la tradition. Une nouvelle édition de l’histoire africaine est inéluctable. 

 

On voudrait vivre de conviction, non de préjugés, aussi évidents et favorables soient-ils. A vingt-quatre ans, nous ne sommes quand même plus des enfants ! 

 

Pour lire des extraits du livre "Prêtre dans la rue", cliquez ici.  

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