Préface au nouveau livre de Nicaise Kibel'Bel

Préface


Journaliste et Congolais



La lecture du troisième livre de Nicaise Kibel’Bel achèvera d’en convaincre beaucoup : voilà un journaliste et un Congolais.
Admirer l’engagement de Kibel’Bel pour l’amour de sa patrie peut se retourner comme un argument ad hominem. En attirant le regard vers l’Ituri, l’auteur dit et montre que l’identité nationale peut être aussi meurtrière qu’une autre. Et l’histoire récente de la RDC n’accuse que trop de ces cas d’ostracisme et autres proscriptions au nom de l’appartenance à la nationalité. On a beau évoquer l’histoire des migrations pour faire constater combien tous les groupes et peuples sont venus d’ailleurs, de quelque part… Au bout du compte, les « peuples autochtones » sont justement ceux qui sont le moins entendus. Et lorsqu’on a éloigné tous les « étrangers », il n’est pas impossible que la place reste vide que devraient occuper les « vrais » Congolais : ils se rétractent chacun dans sa tribu, son ethnie. Et ceci vaut pour le district de l’Ituri comme pour toute autre région où les habitants de disputent la propriété du sol ou l’antériorité de son occupation.

Nicaise Kibel’Bel fait donc honneur d’abord à la raison, ne serait-ce que pour démontrer envers et contre tout que le Congo existe bel et bien et que des Congolais peuvent et doivent se préoccuper de cette existence et du sort de ce territoire et du peuple qui y habite. Ce peuple qui n’a nulle autre patrie où poser ses bagages, s’établir et prendre racine.
Dans le vaste monde, la « mondialisation » a beau prêcher que le monde est la patrie de tous, que les richesses (naturelles) sont le patrimoine universel de l’humanité, elle annonce en même temps que toutes les places sont prises. Pour éviter des conflits, il convient que chacun reste où l’histoire l’a placé. L’Organisation de l’Unité Africaine a donc eu raison de proclamer le dogme de l’intangibilité des frontières héritées de la bien triste colonisation.
Il faut donc bien des hommes et des femmes pour défendre la patrie congolaise. Il faut une armée puissante, dont on attend toujours la naissance depuis l’Indépendance. Mais la défense sera aussi et surtout non-violente. Elle s’appelle civisme, patriotisme. La non-violence est la pierre de touche de l’œuvre de Nicaise Kibel’Bel. Un jour de l’année 1998, il a couru de ses jambes pour échapper aux bombes larguées sur la ville de Goma. En 2013, le journaliste a couvert, à Kampala, les négociations engagées entre les délégations du Gouvernement venue de Kinshasa et du mouvement rebelle du M23 né du Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP) qui est né lui-même du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) qui avait déclenché la guerre de 1998. Dans les deux délégations, le journaliste a reconnu les mêmes protagonistes, qui auront participé à de multiples négociations, surfant entre le Pouvoir et l’Opposition armée. Certains ont sévi dans le district de l’Ituri, dans la Province Orientale, avant ou après le Nord-Kivu. A chaque fois, le journaliste a retrouvé leurs traces.
Le troisième livre de Kibel’Bel implique une posture autrement privilégiée. Natif de la province du Bandundu, dans l’ouest du pays, Kibel’Bel a fourbi ses armes de journaliste dans la capitale Kinshasa. Il bénéficie de la bonne distance « anthropologique » et intellectuelle suffisante et nécessaire pour lire le paysage de l’est du pays. La bonne distance aide à ouvrir les yeux pour « comprendre ce qui arrive aujourd’hui : la violence, le désordre des êtres et des choses ». C’est le journaliste qui lit ainsi sa tâche.
On peut effectivement se demander ce qui fait courir tant Nicaise Kibel’Bel au fil du temps, au fil des pages de son journal Les Coulisses et, maintenant, pour la troisième fois, au fil des livres. La question se renforce et esquisse sa réponse dans la biographie de l’auteur. En toute discrétion et humilité nécessaires, il peut rappeler à juste titre l’épouvante vécue avec les différentes ailes du mouvement rebelle du Rassemblement Congolais pour la Démocratie. Il révèle aujourd’hui avoir été otage, en 2002, dans la compagnie du ministre de la République aux droits humains. Pendant cinq jours, un seigneur de guerre âgé de vingt-six ans les a retenus à Mandro. Preuve s’il en est que Kibel’Bel aura souffert dans sa peau aussi bien dans le Kivu que dans l’Ituri. A visage découvert ou incognito, le journaliste a rencontré bien des seigneurs de guerre. L’un des plus redoutables, Thomas Lubanga, lui a écrit des lettres de protestation, c’est-à-dire de menace…
La violence qui déferlait et proliférait dans l’Ituri comme ailleurs ne pouvait que s’alimenter au mensonge et à l’hypocrisie. La seule présence d’un journaliste est gênante. Mais pour l’histoire et pour le lecteur du présent livre, il est un avantage d’entendre un témoin oculaire. Tous lui sauront gré de suivre par le menu l’horrible conflit Hema-Lendu, conflit séculaire prenant des « allures génocidaires » depuis 1999.
Mais de quoi se mêle cet homme ? Le patriotisme reconnu à Kibel’Bel transparaît plus nettement ici. C’est comme journaliste qu’il est au service de l’humanité et de son pays. Mais on ne se cache pas le visage : dans la longue histoire des guerres récurrentes subies par la RDC, les journalistes ne représentent pas a priori la catégorie sociale que l’on voudrait neutre, toute dévouée au service de l’objectivité. L’œuvre du journaliste Kibel’Bel se donne à lire comme un témoignage. Le labeur de l’auteur dans la recherche, la rédaction et la publication de son œuvre se recommande de sa bonne foi et appelle respect et crédit.
Le lecteur voudra bien suivre particulièrement ici le rôle, épinglé par l’auteur, des élites intellectuelles et religieuses. Car la question restera de savoir dans quelle mesure les idées mènent le monde, sous quelles conditions les paroles vives ou écrites d’un intellectuel déclenchent une guerre. Dans le cas des antagonismes séculaires de l’Ituri, dans quelle mesure une phrase incrustée dans une thèse de doctorat ou une réunion pastorale tenue dans une salle paroissiale allument-elles la haine ? Se poser cette question et attendre une réponse ne sont-ils pas simplement des indices d’un climat autrement délétère où tout propos et tout geste, quels qu’en soient la forme et le contenu, devient suspect de part et d’autre des crimes commis et des clivages sociaux ?
Sans la prétention de trancher la question, le journaliste fournit au lecteur des éléments d’appréciation disponibles et recoupées. Des documents et correspondances ont atterri chez l’auteur, portés, comme disent les journalistes, par un « vent favorable ».
Les auditeurs fidèles de La Voix de l’Amérique au début des années 2000 tout comme le lecteur du journal Les Coulisses se rappelleront les chroniques de celui qui était devenu de fait un reporter de guerre. Le précédent livre de Kibel’Bel rapportait les affres infligées à des populations innocentes par des « marionnettes congolaises ». Les autorités politiques et militaires rwandaises cachaient à peine leur main. Dans l’Ituri, on aura reconnu les mêmes marionnettes. Certains noms et sobriquets reviennent. Mais les marionnettistes sont essentiellement ougandais.
Le journaliste Kibel’Bel raconte en détail l’histoire de la prédation organisée, du recrutement d’enfants et d’autres crimes qui se sont déroulés… sous ses yeux. Il rapporte des crimes d’assoiffés de pouvoir et d’argent, des Congolaises et des Congolais, parfois intellectuels, professeurs d’université, mais qui ont été menés comme par le vertige d’un tourbillon bien tropical.
Avec le courage nécessaire pour rester debout dans son humanité après avoir vu de ses yeux tant d’atrocités, Kibel’Bel a rassemblé les documents de cette histoire douloureuse. Loin de se contenter d’un reportage, il a eu le temps de les « digérer ». Il permet au lecteur d’en tirer la substance, d’en découvrir le fil conducteur qui part du cœur corrompu de quelques individus. Ils ont tué et noué la spirale de la violence que le pays traverse encore aujourd’hui. L’histoire racontera la suite. Le journaliste aura déjà tiré sa part du jeu… Même s’il donne parfois l’impression de distribuer des responsabilités dans ce qui se passe. L’histoire jugera, en définitive. Mais le Congolais entend toujours résonner l’appel à une prise de responsabilité pour briser le cercle infernal et sauver l’histoire.
En levant les yeux des pages de ce livre et gardant en mémoire vive les figures si hideuses qui s’en dégagent, on en vient à se demander comment des êtres humains peuvent libérer si facilement des forces obscures et devenir presque du jour au lendemain des montres, des bêtes carnassières. On s’interroge sur la capacité humaine du pire. On pourrait même en venir à trouver l’imagination de l’auteur bien trop fertile. Mais il n’y a pas d’imagination ici. Ce livre n’est pas un roman policier. C’est du journalisme. Un témoignage.
Un mérite de l’auteur devient alors celui de suggérer comment comprendre cette inhumanité. Kibel’Bel raconte comment « la guerre identitaire glissait vers la guerre économique ». Si les marionnettes congolaises doivent surmonter leurs rancœurs en délégués autoproclamés de leurs ethnies, tel n’est pas le souci des commanditaires et tireurs de ficelles de Kampala, de Kigali ou de plus loin. L’économie est bien le nerf de la guerre et de tant d’assassinats. Le « bel exemple » est celui du pillage de l’or et du bois de l’Ituri. On reconnaîtra que le Congolais est plus catégorique que le journaliste lorsqu’il s’agit d’aborder le chapitre sur l’exploitation des ressources naturelles.
On entend de plus en plus récuser le refrain rébarbatif selon lequel les guerres de l’est de la RDC sont nourries par l’exploitation illégale des ressources naturelles. On refuse de prêter foi à de telles allégations puisqu’elles n’apportent presque pas de preuves. De fait, dans la situation de sous-administration du territoire national, autrement dit de la faillite de l’Etat, l’exploitation des ressources naturelles est souvent artisanale. Blâmant le pillage et le bradage, les officiels qui n’ont pas aménagé d’infrastructures et structures conséquentes, donnant bien l’impression d’attendre une cueillette sauvage. Pourquoi faut-il croire que les prétentions élevées à ce sujet ne relèvent pas de la propagande ?
Pourtant, il faut bien croire que l’enjeu congolais est resté le même depuis Léopold II : l’exploitation des ressources naturelles. Kibel’Bel peut en raconter des aspects relevés dans la guerre de l’Ituri. Il reconnaît les origines dans les revendications identitaires, mais il soutient aussi que les protagonistes du conflit ont été dupes. Ils ont l’émotion facile, mais ils sont sans intelligence. Ils avaient besoin d’armes et de munitions, et des voisins et des multinationales étrangères les ont fournies volontiers pour se payer en retour et en nature à leur guise, à leur gré.
On referme ce troisième livre de Nicaise Kibel’Bel en se regardant soi-même. C’est aussi un mérite de l’auteur d’obliger à un tel examen de conscience.


Jean-Baptiste Malenge Kalunzu, o.m.i.
Enseignant de philosophie et de communication à l'Institut Saint Eugène de Mazenod et à l'Institut Africain des Sciences de la Mission, Kinshasa




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