Mourir seul



Au cœur des jours et des nuits

Mourir seul

Mon neveu n’aime pas traverser tout seul le boulevard. Ni aux heures de circulation intense de véhicules ni à aucun autre moment. S’il doit mourir, il souhaite ne pas mourir tout seul. Mon neveu dit avoir vu mourir des piétons qui n’avaient pas entendu ni vu arriver un véhicule. Et les chauffeurs jugés plus tard ont prétendu n’avoir aperçu personne. Il y en a alors, des piétons et des chauffeurs, qui évoquent la sorcellerie, qui rendrait invisible un être humain traversant une route en plein soleil. Mon neveu n’acceptera jamais pareille croyance. Et il a raison.
Et c’est pour enlever tout prétexte aux chauffeurs que mon neveu s’habille tout en rouge ou tout en jaune voire en vert éclatant. Qu’il soit bien clair alors que tout le monde et tous les chauffeurs pressés l’aperçoivent. Mon neveu évite soigneusement le blanc. La couleur blanche, couleur du kaolin, est la couleur des morts et des revenants, et mon neveu ne veut pas du tout être assimilé à un mort sorti du tombeau. Des chauffeurs ont déjà prétendu avoir vu un mort surgir devant eux, et les policiers les ont crus. Ils croient tous à la sorcellerie. Mon neveu n’acceptera jamais pareille croyance. Et il a raison.

Mon neveu sait qu’il faut prendre ses précautions, être attentif dans la vie, et jamais aucun prétendu sorcier n’aura de prise sur vous. Voilà pourquoi mon neveu attend toujours de traverser le boulevard dans un groupe. Parce que, explique-t-il, aucun chauffeur n’osera tuer tout un groupe. Mon neveu n’ose pas envisager l’idée qu’un chauffeur ivre ou drogué pourrait se conduire comme un fou et éliminer toute une masse de personnes. Mon neveu n’a jamais appris l’histoire de ces soldats drogués avant la guerre et qui tuent et massacrent des foules entières. Mon neveu ne connaît pas non plus les attentats-suicides des terroristes kamikazes !
Même si tout était possible, même si les chauffeurs étaient distraits, somnolents, ivres ou drogués, même si c’était le cas un seul jour, mon neveu continuerait à penser qu’il vaut mieux mourir dans un groupe que tout seul. Qu’est-ce que cela change à la mort que de mourir en groupe ? Vous faites bien de poser la question.
La mort, mon neveu en a bien peur, comme tout le monde, mais il pense que mourir seul doit être bien pire que mourir tout court. Il vaut donc mieux être écrasé par un chauffeur fou dans un groupe que tout seul. Mon neveu connaît bien la chanson des amoureuses et des amoureux fous qui se promettent de mourir ensemble. Qui se promettent de partager la même tombe. Mais mon neveu n’est pas un enfant. Il sait que les veuves et les veufs sont nombreux qui ont promis de mourir ensemble, mais la réalité est que chacun meurt seul, tout seul, et que les cercueils à deux places, personne n’en a jamais ni vu ni fabriqué un seul.
Mon neveu a aussi pensé à Jésus de Nazareth, le prophète que les Juifs avaient suivi pour les bonnes paroles et les miracles qu’il accomplissait. Au moment fatidique, beaucoup se mirent à se moquer de lui et à l’insulter. Des soldats et des passants, par exemple. Même les bandits qui étaient crucifiés avec lui. Même ses meilleurs amis l’abandonnèrent, le renièrent même. Sauf un, le disciple que Jésus aimait. Sauf aussi les trois Marie : sa mère, la sœur de sa mère et Marie de Magdala, l’amie fidèle.
Mon neveu a participé à bien des deuils à Kinshasa. Il a vu combien l’on se moque des morts, combien on commercialise la mort, combien on partage le moindre bien des défunts. Mon neveu a aussi vu combien, à Kinshasa, on exploite la famille éprouvée : elle doit nourrir ceux qui viennent la consoler au lieu du contraire, comme au village, comme il convient. Et parfois, alors, de ce point de vue, même la famille vous abandonne. Tout seul.

Jean-Baptiste MALENGE Kalunzu
jbmalenge@gmail.com

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