L’Afrique réussie, sans tribalisme

 
Article paru dans le magazine Afriquespoir, n° 112 , octobre-décembre 2025. 


Jean-Baptiste MALENGE Kalunzu 

« Multipartisme n’est pas tribalisme ». Le chanteur ivoirien Seydou Koné, alias Alpha Blondy, a bien averti son pays en 1992. Sa chanson Multipartisme de l’album Masada prévient contre les dérives d’une certaine compréhension du pluralisme politique instauré en Côte d’Ivoire et en Afrique au début des années 1990. Des partis politiques de l’opposition se comprenaient trop souvent comme de violents contestataires. Sortir de la dictature des « partis uniques » ne devrait pas ouvrir la porte aux guerres tribales.

Il faut inviter à la vigilance et à la responsabilité en vue de la paix et du progrès. Les Etats africains sont puissants grâce au patriotisme, à l’amour des citoyens pour leur patrie, pour tous ceux qui partagent un même espace de vie, une même histoire. Aimer son pays ne signifie pas haïr ni négliger sa tribu. Pour le chrétien africain, en particulier, être sel de la terre et lumière du monde, c’est élargir son monde jusqu’aux frontières de l’humanité, dépasser les liens familiaux et tribaux.

« Unis par le sort »

A sa création en 1963, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), devenue officiellement Union Africaine (UA) en 2002, adopta parmi ses règles sacro-saintes l’inviolabilité des frontières héritées de la colonisation. Il faut rester unis.

« Unis par le sort », c’est une expression de l’hymne national de la République démocratique du Congo. Le texte adopté officiellement à l’indépendance du pays en 1960 a été écrit par le père jésuite Simon-Pierre Boka, mort en 2006. L’auteur ne peut donc plus révéler le sens qu’il donnait au mot « sort ». Mais le mot veut bien dire aussi et surtout « hasard ». Il s’agit d’une situation que l’on n’a pas choisie ni décidée.

Ce « sort », l’Afrique nouvelle devra l’assumer pour prévenir des conflits externes et internes et préserver la légitimité des Etats indépendants. Lorsque des puissances occidentales se partagèrent l’Afrique lors de la Conférence de Berlin tenue du 15 novembre 1884 au 26 février 1885 en dessinant les frontières, le Congo avait été attribué officiellement comme propriété privée au roi des Belges Léopold II. Celui-ci s’était acquis cet espace dès 1877 grâce à des accords signés avec des chefs locaux du Bassin du Congo dans le cadre de l’Association Internationale du Congo. En 1885, l’espace devint l’Etat Indépendant du Congo. Plus tard, Léopold II le vendit ou le rendit à son pays en 1908.

Le « sort » veut dire « hasard » de l’histoire mais aussi destin commun. Et que faire de l’histoire ? On ne peut la changer ni l’effacer, comme dit une chanson populaire. L’histoire enseigne que ce qui s’appelle tribu aujourd’hui peut avoir été juste un clan ou un groupe de familles que la colonisation a structuré en imposant une organisation sociopolitique. L’histoire des migrations montre aussi que ce sont des groupes particuliers, plus ou moins peuplés, qui se sont élargis au fil du temps. Comme les pays, les tribus aussi ont grandi ou émergé dans le temps et dans l’espace. Et l’identité d’une tribu s’enrichit au contact d’autres tribus par des liens de mariage ou d’autres alliances. Même les langues, auxquelles s’identifient les tribus, sont nées dans l’histoire. Et aujourd’hui encore, de nouvelles langues naissent. Les tribus et les cultures enjambent parfois les frontières des pays. Les migrations d’hier se sont cristallisées et celles d’aujourd’hui peuvent avoir demain la même légitimité que pour celles d’hier.

Le temps des indépendances

En 1960, « année des indépendances », 17 pays d’Afrique subsaharienne ont accédé à l’indépendance. Quelques-uns ont suivi. D’autres, comme la Guinée, l’étaient déjà depuis quelques années. Les colonisateurs se targuaient d’avoir unifié les peuples d’Afrique en mettant fin à des guerres interethniques. Avaient-ils raison ou tort ?

Dans les années 1990, un vent de libéralisation politique soufflait sur le monde. Le continent africain sortait de l’ère des dictatures et opérait un retour dans la « démocratie ». On peut retenir le temps des Conférences nationales inauguré au Bénin en 1990. Mais il a fallu aussitôt mettre en garde contre la tendance des partis politiques à se replier sur l’appartenance tribale. Avec l’indépendance, les clans et les peuples pensèrent retrouver leur identité, leur autonomie. Voilà la tentation des sécessions, la tendance au tribalisme, menace contre l’unité des nations. Des pays tels que la Côte d’Ivoire en firent une expérience tragique.

Avant et après l’ivoirité

Le 9 août 2025, des milliers de personnes ont marché pacifiquement dans le quartier populaire de Yopougon à Abidjan, à l’appel de la coalition des partis politiques de l’opposition. Les militants et sympathisants de l’opposition visaient l’intégration de leurs leaders dans le processus électoral. Les marches ont suscité à la fois espoir et crainte. Plusieurs médias ont reconnu que les marches ont été organisées et gérées avec responsabilité par la police. Après la mort du président Houphouët Boigny en 1993, des partis politiques ont instrumentalisé les appartenances tribales pour préparer la victoire aux élections. Et ce fut la catastrophe. En 2025, beaucoup craignaient avec raison le retour des fantômes avant l’élection présidentielle prévue en octobre.

Beaucoup se rappellent les conflits intercommunautaires sanglants divisant le nord et le sud du pays. C’est ainsi que dans sa chanson Multipartisme, Alpha Blondy cite les ethnies Dioula, Bété, Baoulé. Il ajoute les Bôyôrôdjan, c’est-à-dire les « étrangers », les « autres ». Le pays avait vécu une tension autour de la recherche de l’ « ivoirité », impliquant ainsi des pays voisins.

Au nom de l’idéologie de l’ivoirité, le régime du président Laurent Gbagbo accusait l’opposant Alassane Ouattara d’être un étranger originaire du Burkina-Faso. La justice lui délivra finalement un certificat de nationalité ivoirienne en 2002. La crise post-électorale de 2011-2012 amena la Cour Pénale Internationale à enquêter sur les crimes contre l’humanité commis pendant les conflits. Le président Laurent Gbagbo et son proche allié Blé Goudé, dit « général de la jeunesse », furent emprisonnés à La Haye en Hollande jusqu’à leur libération en 2021.

En août 2025, Alassane Ouattara, président de la République depuis 2011, brigue un quatrième mandat. Dans l’opposition, l’ancien président Laurent Gbagbo est parmi ceux qui sont exclus des élections par la Commission Electorale Indépendante. Un cycle de violence semble s’imposer lorsque le pouvoir et l’opposition retrouvent, présentent les mêmes acteurs pour la même conquête ou la conservation du pouvoir politique.

Mais la marche a aussi suscité un certain espoir de penser que les Ivoiriens doivent avoir retenu la leçon de l’histoire.

Guerre tribale ou guerre de bandits ?

Pour l’Afrique en général, la leçon la plus retentissante à retenir de cette histoire du tribalisme en Côte d’Ivoire vient du roman intitulé Allah n’est pas obligé publié en l’an 2000 par l’écrivain Ahmadou Kourouma (1927-2003). Dans l’itinéraire du personnage de l’enfant-soldat Birahima, recruté de force dans des groupes armés, le lecteur peut traverser plusieurs pays au-delà de la Côte d’Ivoire. Le roman se présente comme un mélange de fiction et de réalité historique permettant de suivre à la trace les conflits armés vécus en Afrique de l’Ouest dans les années 1980-1990. L’enfant Birahima, de la tribu Malinké, est âgé d’une dizaine d’années. L’orphelin part de sa Côte-d’Ivoire natale à la recherche de sa tante habitant au Liberia. En chemin, il est enrôlé par des mouvements rebelles tribaux au Liberia, en Sierra Leone et en Guinée. L’enfant vivra les pires cruautés à la fois comme victime et comme coupable.

Le roman montre que la guerre dite tribale est en fait menée, sans obligation divine (Allah n’est pas obligé), par des chefs criminels qui ne visent que leurs intérêts matériels personnels. La tribu n’est qu’un prétexte. Ahmadou Kourouma donne, par la bouche du personnage Birahima, une définition de la « guerre tribale » :

« Quand on dit qu’il y a guerre tribale dans un pays, ça signifie que des bandits de grand chemin se sont partagé le pays. Ils se sont partagé la richesse ; ils se sont partagé le territoire ; ils se sont partagé les hommes. Ils se sont partagé tout et tout et tout le monde entier les laisse faire. Tout le monde les laisse tuer librement les innocents, les enfants et les femmes. »

Dans les années 1990, en Afrique de l’Ouest, ces « bandits de grand chemin » sont des personnages tristement célèbres : Samuel Doe (Liberia), Charles Taylor (Liberia), Jerome Johnson (Sierra Leone), El Hadj Korona (Guinée).

A Djibouti et ailleurs

A Djibouti, ancienne colonie française jusqu’à l’indépendance en 1977, et dans toute la région de la Corne de l’Afrique, les conflits armés ont causé les mêmes atrocités qu’en Afrique de l’Ouest, sans obligation divine. C’est sans surprise que le roman-document Allah n’est pas obligé porte cette dédicace : « Aux enfants de Djibouti : c’est à votre demande que ce livre a été écrit. »

Ahmadou Kourouma confirmait ainsi son souci pour l’Afrique au-delà de son pays. L’écrivain s’est rendu célèbre par son premier roman intitulé Les soleils des indépendances paru en 1968 au Canada puis en 1972 en France. Il dénonçait déjà les déceptions de la période postcoloniale. Et n’est-ce pas que cette déception entre les promesses, les rêves et la réalité déchirante caractérise la réalité humaine de partout ? L’époque précoloniale non plus n’était pas celle du bonheur sans conflit, sans violence. Il faut le reconnaître.

Et si le tribalisme, le népotisme et autres favoritismes ridiculisent l’Afrique et l’empêchent de réussir son bonheur à partager à tous ses fils et filles, le doit-on encore et toujours à la colonisation ? 65 ans après l’indépendance, chaque pays doit relire son histoire « sous les soleils des indépendances ».

Le Cameroun, de l’unification à la revendication

Une autre ancienne colonie française qui doit bien relire son passé est le Cameroun, en Afrique centrale. Le Cameroun présente la particularité de réunir deux anciennes colonies. Le Cameroun vit une double coupure : après celle des tribus vient celle de la langue colonisatrice entre anglophones et francophones. Plus que l’indépendance, c’est l’unification ou la réunification des deux parties du pays qui est célébrée le 1er octobre.

L’unification (ou réunification) est intervenue le 1er octobre 1961 pour mettre ensemble le Cameroun français devenu indépendant le 1er janvier 1960 et le Cameroun anglophone, ancienne colonie de la Grande-Bretagne. Les deux entités avaient été préalablement colonisées par l’Allemagne, qui les perdit en 1916 après sa défaite à la Première Guerre mondiale. Depuis 2016, la partie anglophone, dans le nord-est ou le sud-ouest du pays, revendique plus de justice.

En 2025, le Cameroun est agité à cause des élections présidentielles prévues pour le 12 octobre et surtout du fait que le président Paul Biya, âgé de 92 ans, au pouvoir depuis 1982, brigue un huitième mandat au bout duquel il aura géré le pays comme le président le plus âgé du monde. Apparemment, la tribu n’est pas en question dans cet attachement au pouvoir.

Baba Simon, frère de tous au Cameroun

Contre le tribalisme, la conférence des évêques du Cameroun a publié trois lettres pastorales en novembre 1996, en décembre 2019 et en mai 2025 pour inviter les chrétiens à vivre l’unité et la fraternité au nom du Christ. La personne du prêtre appelé Baba Simon mérite la reconnaissance pour avoir donné l’exemple de l’amour du prochain sans discrimination tribale.

Ordonné en 1935 parmi les huit premiers prêtres de Yaoundé, Simon Mpeke (1906-1975) a commencé son ministère sacerdotal dans le sud du pays où il est né. Inspiré par la spiritualité de Charles de Foucauld, il intègre, en 1953, l’institut séculier des Frères de Jésus. Il fait le noviciat pendant un an en Algérie. En 1959, il devient le premier prêtre camerounais missionnaire dans son pays. Il a demandé d’aller évangéliser le peuple des Kirdi, dans les montagnes du nord du pays. Ce peuple était marginalisé. Le prêtre s’installa à Tokombéré. Sans distinction d’ethnie ni de religion, il s’engagea à promouvoir l’être humain. Il favorisa le dialogue interculturel, surtout entre les ethnies du nord et du sud du pays. Il travailla à la promotion de l’école, de l’éducation des jeunes, de la santé. Il lutta contre les injustices sociales. « Missionnaire aux pieds nus », le prêtre fut reconnu partout, parmi les pauvres, chrétiens, musulmans ou adeptes des religions traditionnelles, comme un père, un papa, baba.

Baba Simon est mort d’épuisement le 13 août 1975. Il répand aussitôt une « odeur de sainteté », une réputation de saint. Beaucoup de personnes demandent que l’Eglise reconnaisse la sainteté du prêtre. En 1995, l’évêque de Maroua-Mokolo, Mgr Philippe Stevens, a lancé la procédure pour la béatification. Depuis 2023, Baba Simon est officiellement reconnu « vénérable » par l’Église catholique pour sa vie exemplaire de foi et de prière tournée vers la fraternité humaine, la promotion du dialogue sans distinction d’ethnie ni de religion.

Martyrs de la fraternité au Burundi

Dans la Région des Grands lacs africains, traversée par des conflits, 40 élèves du petit séminaire saint Paul de Buta, au Burundi, inspirent aussi la fraternité par-delà les clivages interethniques. Ils ont été assassinés le 30 avril 1997. Alors que sévissait la guerre civile dans le pays, des assaillants sont arrivés la nuit, obligeant les jeunes enfants à se séparer en groupes selon les ethnies Hutu et Tutsi. Formés par la discipline, la prière et les enseignements du petit séminaire, ils refusèrent de se séparer, se reconnaissant frères.

Désormais, chaque année, au diocèse de Burui, le « sanctuaire des martyrs de la fraternité » organise une prière de 40 jours pour commémorer ces jeunes martyrs. A Rome, le procès de béatification des martyrs du Burundi est en cours. Comment ne pas penser au Rwanda voisin déchiré par le conflit interethnique entre Hutu et Tutsi ?

Un nouveau Rwanda interethnique

En 1994, au bout de quatre ans de guerre menée par le groupe rebelle du Front Patriotique Rwandais au départ d’exilés de l’Ouganda, un massacre a causé des centaines de milliers de Tutsi, sans compter des Hutu. Puisque les morts étaient ciblés comme membres d’une communauté, on parle alors de génocide, quel que soit le nombre de victimes. Selon les points de vue, certains parlent d’un double génocide retenant le fait que des Hutu périrent aussi bien en tant que tels. Mais cette thèse du double génocide déclenche aussitôt l’accusation de négationnisme, le reniement du génocide tutsi. Et le négationnisme est un délit.

Parler des peuples Hutu et Tutsi, c’est penser à chaque fois au terme de génocide et à l’histoire douloureuse de ces deux ethnies au Rwanda. Elles représentent respectivement 85 et 14 pour cent des 15 millions d’habitants du pays. 1 pour cent est constitué par l’ethnie Twa. Comme au Burundi, ces deux peuples s’attendent à vivre un jour dans la cohésion, contrairement aux conflits sanglants de leur histoire commune. Par-delà la période précoloniale et la colonisation allemande puis belge, vivre ensemble est un vrai défi pour les peuples partageant un espace bien limité. La densité démographique est ainsi de 445 habitants par km² au Rwanda pour une superficie de 26 338 km² alors qu’elle est de 50 habitants par km² sur une superficie de 2 267 millions de km² en République démocratique du Congo voisine, qui compte 110 millions d’habitants pour environ 250 à 400 groupes ethniques.

Seul le pardon mutuel semble pouvoir ouvrir des perspectives différentes du passé conflictuel. A Kigali, le mémorial du génocide focalise une attention régulière et assidue pour que le Rwanda et le monde entier s’en souviennent. Pendant 100 jours, des cérémonies symboliques et des réflexions sont organisées pour appeler à l’unité du peuple rwandais et entretenir le souvenir pour prévenir d’autres génocides.

L’espérance se cultive en particulier parmi des chrétiens conscients de leur foi dans le Christ qui a prêché l’unité, la communion, le pardon et la réconciliation. Sans le courage de la foi, la vengeance apparaît parfois comme la seule issue offerte au genre humain.

La cohabitation pacifique est attendue non seulement entre Rwandais Hutu et Tutsi mais aussi entre le Rwanda et les pays voisins, surtout la République démocratique du Congo. Dans la capitale Kinshasa, par exemple, appeler quelqu’un rwandais signifie carrément un ennemi. La stigmatisation est due au fait que depuis l’année 1996, des mouvements rebelles congolais appuyés par le Rwanda ont agressé la République démocratique du Congo. Les Congolais appartenant aux tribus Hutu et surtout Tutsi habitant dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu sont souvent stigmatisés. On leur conteste leur congolité…

Les Banyamulenge, en particulier, Tutsi habitant le Sud-Kivu, sont les premières victimes. Ils sont Nilotiques, et beaucoup de Congolais repoussent tout visage rappelant le Nilotique. Malgré l’article 10 de la Constitution adoptée en 2005 et promulguée en 2006 qui reconnaît comme Congolais d’origine « toute personne appartenant aux groupes ethniques dont les personnes et le territoire constituaient ce qui est devenu le Congo (présentement la RDC) à l'indépendance. » Le climat d’une guerre longue de trois décennies fait oublier à beaucoup, dans l’ouest du pays, une leçon des manuels de l’école primaire : le pays est habité à 80% par le groupe ethnique des Bantous, mais les Pygmées, les Soudanais, les Chamites et les Nilotiques en font aussi partie à part entière.

Tous frères dans la famille de Dieu

Entre Rwandais et entre Africains, se reconnaître mutuellement comme des humains sera une base pour construire la paix sociale. Se reconnaître comme chrétiens partageant la même foi fera accueillir les uns et les autres comme frères et sœurs, membres d’une même famille. C’est le Seigneur Jésus lui-même qui le leur a appris : « Vous êtes tous frères. » (Matthieu 23,8) Le pape François l’a relayé et explicité en 2020 dans son encyclique intitulée Fratelli tutti (Tous frères) : « En quelques mots simples, il (Saint François d’Assise) exprime l’essentiel d’une fraternité ouverte qui permet de reconnaître, de valoriser et d’aimer chaque personne indépendamment de la proximité physique, peu importe où elle est née ou habite. » (Fratelli tutti, 1)

Du 10 avril au 8 mai 1994, des évêques catholiques du monde entier et principalement africains se réunissent à Rome autour du pape Jean-Paul II pour la tenue du premier Synode spécial des évêques pour l’Afrique. A cause de la guerre, les délégués du Rwanda n’ont pu s’y rendre. La guerre n’a pas encore révélé le résultat catastrophique du génocide lorsque, pendant ce premier Synode africain, il est notamment décidé officiellement de désigner l’Eglise de préférence comme « famille de Dieu », suivant les documents préparatoires.

Et que veut dire une tribu sinon une grande famille élargie ? On peut tirer la conclusion selon laquelle, dans le Christ, toute l’humanité est une tribu ou plutôt que la tribu, quelle qu’elle soit, n’est qu’une portion de la grande famille de Dieu. Evangéliser l’Afrique aujourd’hui doit ainsi principalement revenir aussi à faire comprendre et à faire vivre dans la conscience qu’au nom du baptême et au nom de notre humanité, tous les hommes et toutes les femmes sont des frères et sœurs. Et lorsqu’on souhaite bâtir une nation africaine à partir de peuples « unis par le sort », par exemple, il n’y aura pas meilleurs bâtisseurs que des chrétiens. Or, des comportements déviants existent qui scandalisent lorsque, par exemple, dans l’Eglise, la discrimination tribale incline des chrétiens à refuser la nomination d’un curé de paroisse ou d’un évêque diocésain pour la seule raison qu’il n’appartient pas au terroir.

Et voilà des comportements qui ne surprennent pas du tout les Eglises protestantes et les Eglises évangéliques ou Eglises de réveil ! Elles sont habituées, plus que l’Eglise catholique, « universelle », à se fragmenter, parfois sur la base ethnique.

« Mission universelle et tribalité »

« Mission universelle et tribalité ». C’est le titre d’un livre collectif de vingt auteurs paru aux éditions Baobab à Kinshasa en 2020 pour étudier et fustiger le phénomène peu chrétien de la discrimination tribale dans l’Eglise d’Afrique. Les vingt auteurs théologiens, biblistes, sociologues, philosophes… ont saisi un prétexte pour réfléchir.

Le 8 juin 2017, le pape François avait adressé un ultimatum d’un mois demandant aux prêtres du diocèse d’Ahiara au Nigeria de renouveler leur obéissance au Saint-Père, successeur de Pierre, et d’accepter l’évêque nommé dans leur diocèse par le pape Benoît XVI le 7 décembre 2012, Mgr Peter Ebere Okpaleke. Des prêtres et des fidèles laïcs avaient récusé le nouvel évêque pour la seule raison qu’il n’était pas originaire du diocèse, qu’il était de la tribu Mbaise et non de la tribu Igbo, dont il ne parlait pas la langue, qui était celle de la plupart des fidèles du diocèse.

Mgr Peter Ebere Okpaleke a été ordonné évêque le 21 mai 2013, au grand séminaire d’Ulakwo, dans le diocèse voisin d’Owerri. Il a présenté sa démission le 14 février 2018. Le 5 mars 2020, le Saint-Père François a érigé le nouveau diocèse d’Ekwulobia, il a nommé premier évêque du nouveau diocèse Mgr Peter Ebere Okpaleke, évêque émérite d’Ahiara. Et le pape l’a créé cardinal le 27 août 2022. Beaucoup ont vu cette élévation au cardinalat comme un signe et un symbole fort du pape François contre le fléau du tribalisme.

La Bible et le peuple élu

Les vingt auteurs du livre Mission universelle et tribalité ont montré que la crise identitaire n’est pas propre au diocèse d’Ahiara du Nigéria. Ailleurs, on peut changer de nom d’évêques et de diocèses, on peut retrouver la même situation. Les auteurs montrent aussi que le phénomène est bien présent dans la Bible, qui ne demande pas de cacher sa tribu comme une mauvaise chose. Saint Paul, qui enseigne que dans l’Eglise il n’y a « ni Juif ni Grec » (Galates 3,28), lui qui se veut tout à tous et qui s’est fait haïr par ses frères Juifs pour son accueil des étrangers, lui, l’apôtre des païens, il ne rate pas l’occasion de rappeler qu’il est « pharisien, fils de pharisien » (Actes 23,6).

Dans la Bible, l’Ancien Testament tourne globalement autour de l’histoire du « peuple élu » (Cf. Exode 19,5-6), une nation sainte entretenant une relation particulière avec Dieu. Le nom du patriarche Jacob devenu Israël est aussi le nom d’un collectif de douze tribus autrefois maltraitées en Egypte où elles avaient trouvé refuge pour échapper à la famine. Mais libérés par la force de Dieu, les membres de ces tribus vont pourtant s’illustrer et se vanter d’être le peuple élu et de mener une guerre d’occupation et d’exterminer des voisins. Jusqu’au Nouveau Testament qui veut que le nouveau peuple de Dieu intègre plutôt le modèle du salut pour toute l’humanité, dans la paix et la fraternité universelle.

L’Europe des ethnies et des nationalismes

Le journaliste français Stephen Smith a publié en 2003 le livre intitulé Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt. Il stigmatise en particulier le tribalisme, « le vocabulaire de base des Africains ». Le journaliste affirme qu’« en Afrique, la tribu est le rocher sur lequel sont bâties toutes les Eglises et chapelles ». Que l’on soit d’accord ou pas, il faut reconnaître que le tribalisme est un fléau pour toute la communauté humaine. Pendant longtemps, on en a fait à tort une spécificité de l’Afrique.

Très peu d’Africains auront fait attention au 11 juillet marquant la date de la dislocation de l’ancienne fédération de Yougoslavie. C’était le trentième anniversaire du génocide de Srebrenica. La Yougoslavie s’est désagrégée à partir des années 1990 à cause de plusieurs facteurs dont le plus déterminant est celui des conflits interethniques. Serbes, Croates, Slovènes, Bosniaques, Albanais… revendiquaient leur indépendance pour sortir de la fédération qui existait du temps du président Tito. Le 11 juillet 1995, les Croates attaquèrent les Serbes. Le nationalisme a ainsi donné naissance à des Etats connus aujourd’hui comme fragmentation de la Yougoslavie : Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro, Macédoine du Nord, Kosovo.

Le nom de Slobodan Milosevic, mort en 2006 alors qu’il était encore jugé au Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie, est lié à cette tragédie de l’ex-Yougoslavie. En 1987, le président de la Serbie était intervenu dans la région du Kosovo pour protéger la minorité serbe menacée par la majorité albanaise. Mais dans la suite, le nationalisme serbe va s’imposer sur le reste des régions de la fédération de la Yougoslavie qui finira par éclater, avec des sécessions en Croatie, Slovénie et Bosnie-Herzégovine, notamment. Les guerres ont causé l’épuration ethnique, des crimes massifs, des massacres de populations.

L’histoire de l’Europe a retenu le nom de l’Allemand Adolf Hitler comme auteur du génocide nazi, l’Holocauste, la Shoah, au sens propre du mot. Il avait planifié et exécuté l’extermination du peuple juif en Allemagne et ailleurs (1939-1945). A un moindre niveau, l’histoire retiendra aussi le nom du Serbe Slobodan Milosevic.

Parenté à plaisanterie entre tribus

Il faut se reconnaître entre humains. En République démocratique du Congo, si vous vous renseignez sur une personne, on peut vous demander de dire sa tribu, de l’identifier, la distinguer ainsi, sans aucune arrière-pensée ni jugement de valeur. Mais dans les mêmes rues de Kinshasa, par exemple, rappeler à quelqu’un le nom de sa tribu peut ressembler à une injure. La tendance amène ainsi certains à cacher leur identité tribale, à modifier même parfois leur nom comme si l’on devrait avoir honte de ses origines.

Il convient bien de s’inspirer plutôt de la pratique courante en Afrique de l’Ouest : la parenté à plaisanterie ou le cousinage à plaisanterie. On se réfère à sa tribu et à celle de l’interlocuteur, on s’insulte ou on se moque mutuellement, sans conséquences fâcheuses. La pratique existe autrement entre certaines tribus en RDC, dans les provinces du Kwilu et du Kasai. On appartient à différentes tribus mais on se reconnaît unis autour d’un même animal-totem, par exemple, et l’on se taquine. On s’interdira ainsi de se traduire en justice ou de se faire la guerre.

Pourquoi ne pas étendre une si belle pratique à toute la planète pour vivre en paix plutôt que dans les conflits actuels ? Dans l’ère des réseaux sociaux et de la communication numérique, qu’on se rappelle que le monde est devenu un village. Des groupes Facebook existent avec raison pour perpétuer la pratique ancestrale de la parenté à plaisanterie en Afrique de l’Ouest.

« Né quelque part »

Concluons avec la chanson « Né quelque part » du Français Maxime le Forestier de 1986, devenue à une certaine époque l’hymne pour les immigrés et les réfugiés.

On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille
On choisit pas non plus les trottoirs de Manille
De Paris ou d'Alger pour apprendre à marcher
Être né quelque part
Être né quelque part, pour celui qui est né
C'est toujours un hasard

(…)

Est-ce que les gens naissent égaux en droits
À l'endroit où ils naissent
Que les gens naissent pareils ou pas

Personne n’a choisi de naître de tels parents, de telle race, de telle tribu, de tel pays. Le hasard de la naissance n’empêche pas l’égalité des humains. L’appartenance au genre humain doit suffire pour mériter considération de la part de tous et pour respecter la dignité de toute personne. C’est un bon rappel de l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme, sur l’égalité et la fraternité.

 

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