L’Afrique réussie, sans tribalisme
Jean-Baptiste MALENGE Kalunzu
« Multipartisme
n’est pas tribalisme ». Le chanteur
ivoirien Seydou Koné, alias Alpha Blondy, a bien averti son pays en 1992. Sa
chanson Multipartisme de l’album Masada prévient contre les dérives d’une
certaine compréhension du pluralisme politique instauré en Côte d’Ivoire et en
Afrique au début des années 1990. Des partis politiques de l’opposition se
comprenaient trop souvent comme de violents contestataires. Sortir de la
dictature des « partis uniques » ne devrait pas ouvrir la porte aux
guerres tribales.
Il faut inviter à la vigilance et à la responsabilité
en vue de la paix et du progrès. Les Etats africains sont puissants grâce au
patriotisme, à l’amour des citoyens pour leur patrie, pour tous ceux qui
partagent un même espace de vie, une même histoire. Aimer son pays ne signifie
pas haïr ni négliger sa tribu. Pour le chrétien africain, en particulier, être
sel de la terre et lumière du monde, c’est élargir son monde jusqu’aux
frontières de l’humanité, dépasser les liens familiaux et tribaux.
« Unis par le sort »
A
sa création en 1963, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), devenue
officiellement Union Africaine (UA) en 2002, adopta parmi ses règles
sacro-saintes l’inviolabilité des frontières héritées de la colonisation. Il
faut rester unis.
« Unis par le sort », c’est une expression de l’hymne national de la
République démocratique du Congo. Le texte adopté officiellement à
l’indépendance du pays en 1960 a été écrit par le père jésuite Simon-Pierre
Boka, mort en 2006. L’auteur ne peut donc plus révéler le sens qu’il donnait au
mot « sort ». Mais le mot veut bien dire aussi et surtout
« hasard ». Il s’agit d’une situation que l’on n’a pas choisie ni
décidée.
Ce
« sort », l’Afrique nouvelle devra l’assumer pour prévenir des
conflits externes et internes et préserver la légitimité des Etats
indépendants. Lorsque des puissances occidentales se partagèrent l’Afrique lors
de la Conférence de Berlin tenue du 15 novembre 1884 au 26 février 1885 en
dessinant les frontières, le Congo avait été attribué officiellement comme
propriété privée au roi des Belges Léopold II. Celui-ci s’était acquis cet
espace dès 1877 grâce à des accords signés avec des chefs locaux du Bassin du
Congo dans le cadre de l’Association Internationale du Congo. En 1885, l’espace
devint l’Etat Indépendant du Congo. Plus tard, Léopold II le vendit ou le
rendit à son pays en 1908.
Le
« sort » veut dire « hasard » de l’histoire mais aussi
destin commun. Et que faire de l’histoire ? On ne peut la changer ni
l’effacer, comme dit une chanson populaire. L’histoire enseigne que ce qui
s’appelle tribu aujourd’hui peut avoir été juste un clan ou un groupe de
familles que la colonisation a structuré en imposant une organisation
sociopolitique. L’histoire des migrations montre aussi que ce sont des groupes
particuliers, plus ou moins peuplés, qui se sont élargis au fil du temps. Comme
les pays, les tribus aussi ont grandi ou émergé dans le temps et dans l’espace.
Et l’identité d’une tribu s’enrichit au contact d’autres tribus par des liens
de mariage ou d’autres alliances. Même les langues, auxquelles s’identifient
les tribus, sont nées dans l’histoire. Et aujourd’hui encore, de nouvelles
langues naissent. Les tribus et les cultures enjambent parfois les frontières
des pays. Les migrations d’hier se sont cristallisées et celles d’aujourd’hui
peuvent avoir demain la même légitimité que pour celles d’hier.
Le temps des indépendances
En 1960, « année des indépendances », 17
pays d’Afrique subsaharienne ont accédé à l’indépendance. Quelques-uns ont
suivi. D’autres, comme la Guinée, l’étaient déjà depuis quelques années. Les
colonisateurs se targuaient d’avoir unifié les peuples d’Afrique en mettant fin
à des guerres interethniques. Avaient-ils raison ou tort ?
Dans les années 1990, un vent de libéralisation
politique soufflait sur le monde. Le continent africain sortait de l’ère des
dictatures et opérait un retour dans la « démocratie ». On peut
retenir le temps des Conférences nationales inauguré au Bénin en 1990. Mais il
a fallu aussitôt mettre en garde contre la tendance des partis politiques à se
replier sur l’appartenance tribale. Avec l’indépendance, les clans et les
peuples pensèrent retrouver leur identité, leur autonomie. Voilà la tentation
des sécessions, la tendance au tribalisme, menace contre l’unité des nations.
Des pays tels que la Côte d’Ivoire en firent une expérience tragique.
Avant et après l’ivoirité
Le 9 août 2025, des milliers de
personnes ont marché pacifiquement dans le quartier populaire de Yopougon à
Abidjan, à l’appel de la coalition des partis politiques de l’opposition. Les
militants et sympathisants de l’opposition visaient l’intégration de leurs
leaders dans le processus électoral. Les marches ont suscité à la fois espoir et
crainte. Plusieurs médias ont reconnu que les marches ont été organisées et
gérées avec responsabilité par la police. Après la mort du président Houphouët
Boigny en 1993, des partis politiques ont instrumentalisé les appartenances
tribales pour préparer la victoire aux élections. Et ce fut la catastrophe. En
2025, beaucoup craignaient avec raison le retour des fantômes avant l’élection
présidentielle prévue en octobre.
Beaucoup se rappellent les conflits
intercommunautaires sanglants divisant le nord et le sud du pays. C’est ainsi
que dans sa chanson Multipartisme,
Alpha Blondy cite les ethnies Dioula, Bété, Baoulé. Il ajoute les Bôyôrôdjan, c’est-à-dire
les « étrangers », les « autres ». Le pays avait vécu une
tension autour de la recherche de l’ « ivoirité », impliquant ainsi
des pays voisins.
Au nom de l’idéologie de l’ivoirité,
le régime du président Laurent Gbagbo accusait l’opposant Alassane Ouattara
d’être un étranger originaire du Burkina-Faso. La justice lui délivra
finalement un certificat de nationalité ivoirienne en 2002. La crise
post-électorale de 2011-2012 amena la Cour Pénale Internationale à enquêter sur
les crimes contre l’humanité commis pendant les conflits. Le président Laurent
Gbagbo et son proche allié Blé Goudé, dit « général de la jeunesse »,
furent emprisonnés à La Haye en Hollande jusqu’à leur libération en 2021.
En août 2025, Alassane Ouattara,
président de la République depuis 2011, brigue un quatrième mandat. Dans
l’opposition, l’ancien président Laurent Gbagbo est parmi ceux qui sont exclus
des élections par la Commission Electorale Indépendante. Un cycle de violence
semble s’imposer lorsque le pouvoir et l’opposition retrouvent, présentent les
mêmes acteurs pour la même conquête ou la conservation du pouvoir politique.
Mais
la marche a aussi suscité un certain espoir de penser que les Ivoiriens doivent
avoir retenu la leçon de l’histoire.
Guerre tribale ou guerre de
bandits ?
Pour l’Afrique en général, la leçon la plus retentissante
à retenir de cette histoire du tribalisme en Côte d’Ivoire vient du roman
intitulé Allah n’est pas obligé
publié en l’an 2000 par l’écrivain Ahmadou Kourouma (1927-2003). Dans
l’itinéraire du personnage de l’enfant-soldat Birahima, recruté de force dans
des groupes armés, le lecteur peut traverser plusieurs pays au-delà de la Côte
d’Ivoire. Le roman se présente comme un mélange de fiction et de réalité
historique permettant de suivre à la trace les conflits armés vécus en Afrique
de l’Ouest dans les années 1980-1990. L’enfant Birahima, de la tribu Malinké,
est âgé d’une dizaine d’années. L’orphelin part de sa Côte-d’Ivoire natale à la
recherche de sa tante habitant au Liberia. En chemin, il est enrôlé par des
mouvements rebelles tribaux au Liberia, en Sierra Leone et en Guinée. L’enfant
vivra les pires cruautés à la fois comme victime et comme coupable.
Le roman montre que la guerre dite tribale est en fait
menée, sans obligation divine (Allah
n’est pas obligé), par des chefs criminels qui ne visent que leurs intérêts
matériels personnels. La tribu n’est qu’un prétexte. Ahmadou Kourouma donne,
par la bouche du personnage Birahima, une définition de la « guerre
tribale » :
« Quand on dit qu’il y a guerre
tribale dans un pays, ça signifie que des bandits de grand chemin se sont
partagé le pays. Ils se sont partagé la richesse ; ils se sont partagé le
territoire ; ils se sont partagé les hommes. Ils se sont partagé tout et tout
et tout le monde entier les laisse faire. Tout le monde les laisse tuer
librement les innocents, les enfants et les femmes. »
Dans
les années 1990, en Afrique de l’Ouest, ces « bandits de grand
chemin » sont des personnages tristement célèbres : Samuel Doe
(Liberia), Charles Taylor (Liberia), Jerome Johnson (Sierra Leone), El Hadj
Korona (Guinée).
A Djibouti et ailleurs
A Djibouti, ancienne colonie française jusqu’à
l’indépendance en 1977, et dans toute la région de la Corne de l’Afrique, les
conflits armés ont causé les mêmes atrocités qu’en Afrique de l’Ouest, sans
obligation divine. C’est sans surprise que le roman-document Allah n’est pas obligé porte cette
dédicace : « Aux enfants de
Djibouti : c’est à votre demande que ce livre a été écrit. »
Ahmadou Kourouma confirmait ainsi son souci pour
l’Afrique au-delà de son pays. L’écrivain s’est rendu célèbre par son premier
roman intitulé Les soleils des
indépendances paru en 1968 au Canada puis en 1972 en France. Il dénonçait
déjà les déceptions de la période postcoloniale. Et n’est-ce pas que cette
déception entre les promesses, les rêves et la réalité déchirante caractérise
la réalité humaine de partout ? L’époque précoloniale non plus n’était pas
celle du bonheur sans conflit, sans violence. Il faut le reconnaître.
Et si le tribalisme, le népotisme et autres
favoritismes ridiculisent l’Afrique et l’empêchent de réussir son bonheur à
partager à tous ses fils et filles, le doit-on encore et toujours à la
colonisation ? 65 ans après l’indépendance, chaque pays doit relire son
histoire « sous les soleils des indépendances ».
Le Cameroun, de l’unification à la
revendication
Une autre ancienne colonie française qui doit bien
relire son passé est le Cameroun, en Afrique centrale. Le Cameroun présente la
particularité de réunir deux anciennes colonies. Le Cameroun vit une double
coupure : après celle des tribus vient celle de la langue colonisatrice
entre anglophones et francophones. Plus que l’indépendance, c’est l’unification
ou la réunification des deux parties du pays qui est célébrée le 1er
octobre.
L’unification (ou réunification) est intervenue le 1er
octobre 1961 pour mettre ensemble le Cameroun français devenu indépendant le
1er janvier 1960 et le Cameroun anglophone, ancienne colonie de la
Grande-Bretagne. Les deux entités avaient été préalablement colonisées par
l’Allemagne, qui les perdit en 1916 après sa défaite à la Première Guerre
mondiale. Depuis 2016, la partie anglophone, dans le nord-est ou le sud-ouest
du pays, revendique plus de justice.
En
2025, le Cameroun est agité à cause des élections présidentielles prévues pour
le 12 octobre et surtout du fait que le président Paul Biya, âgé de 92 ans, au
pouvoir depuis 1982, brigue un huitième mandat au bout duquel il aura géré le
pays comme le président le plus âgé du monde. Apparemment, la tribu n’est pas
en question dans cet attachement au pouvoir.
Baba Simon, frère de tous au Cameroun
Contre le tribalisme, la conférence des évêques du
Cameroun a publié trois lettres pastorales en novembre 1996, en décembre 2019
et en mai 2025 pour inviter les chrétiens à vivre l’unité et la fraternité au
nom du Christ. La personne du prêtre appelé Baba Simon mérite la reconnaissance
pour avoir donné l’exemple de l’amour du prochain sans discrimination tribale.
Ordonné en 1935
parmi les huit premiers prêtres de Yaoundé, Simon Mpeke (1906-1975) a commencé
son ministère sacerdotal dans le sud du pays où il est né. Inspiré par la
spiritualité de Charles de Foucauld, il intègre, en 1953, l’institut séculier
des Frères de Jésus. Il fait le noviciat pendant un an en Algérie. En
1959, il devient le premier prêtre camerounais missionnaire dans son pays. Il a
demandé d’aller évangéliser le peuple des Kirdi, dans les montagnes du nord du
pays. Ce peuple était marginalisé. Le prêtre s’installa à Tokombéré. Sans
distinction d’ethnie ni de religion, il s’engagea à promouvoir l’être humain.
Il favorisa le dialogue interculturel, surtout entre les ethnies du nord et du
sud du pays. Il travailla à la promotion de l’école, de l’éducation des jeunes,
de la santé. Il lutta contre les injustices sociales. « Missionnaire aux
pieds nus », le prêtre fut reconnu partout, parmi les pauvres, chrétiens,
musulmans ou adeptes des religions traditionnelles, comme un père, un papa,
baba.
Baba Simon est
mort d’épuisement le 13 août 1975. Il répand aussitôt une « odeur de
sainteté », une réputation de saint. Beaucoup de personnes demandent que
l’Eglise reconnaisse la sainteté du prêtre. En 1995, l’évêque de Maroua-Mokolo,
Mgr Philippe Stevens, a lancé la procédure pour la béatification. Depuis 2023,
Baba Simon est officiellement reconnu « vénérable » par l’Église
catholique pour sa vie exemplaire de foi et de prière tournée vers la
fraternité humaine, la promotion du dialogue sans distinction d’ethnie ni de
religion.
Martyrs de la fraternité au Burundi
Dans la Région des
Grands lacs africains, traversée par des conflits, 40 élèves du petit séminaire
saint Paul de Buta, au Burundi, inspirent aussi la fraternité par-delà les
clivages interethniques. Ils ont été assassinés le 30 avril 1997. Alors que
sévissait la guerre civile dans le pays, des assaillants sont arrivés la nuit,
obligeant les jeunes enfants à se séparer en groupes selon les ethnies Hutu et
Tutsi. Formés par la discipline, la prière et les enseignements du petit
séminaire, ils refusèrent de se séparer, se reconnaissant frères.
Désormais, chaque année, au diocèse de Burui, le
« sanctuaire des martyrs de la fraternité » organise une prière de 40
jours pour commémorer ces jeunes martyrs. A Rome, le procès de béatification des
martyrs du Burundi est en cours. Comment ne pas penser au Rwanda voisin déchiré
par le conflit interethnique entre Hutu et Tutsi ?
Un nouveau Rwanda interethnique
En 1994, au bout de quatre ans de guerre menée par le
groupe rebelle du Front Patriotique Rwandais au départ d’exilés de l’Ouganda,
un massacre a causé des centaines de milliers de Tutsi, sans compter des Hutu.
Puisque les morts étaient ciblés comme membres d’une communauté, on parle alors
de génocide, quel que soit le nombre de victimes. Selon les points de vue,
certains parlent d’un double génocide retenant le fait que des Hutu périrent
aussi bien en tant que tels. Mais cette thèse du double génocide déclenche
aussitôt l’accusation de négationnisme, le reniement du génocide tutsi. Et le
négationnisme est un délit.
Parler des peuples Hutu et Tutsi, c’est penser à
chaque fois au terme de génocide et à l’histoire douloureuse de ces deux
ethnies au Rwanda. Elles représentent respectivement 85 et 14 pour cent des 15
millions d’habitants du pays. 1 pour cent est constitué par l’ethnie Twa. Comme
au Burundi, ces deux peuples s’attendent à vivre un jour dans la cohésion,
contrairement aux conflits sanglants de leur histoire commune. Par-delà la
période précoloniale et la colonisation allemande puis belge, vivre ensemble
est un vrai défi pour les peuples partageant un espace bien limité. La densité
démographique est ainsi de 445 habitants par km² au Rwanda pour une superficie
de 26 338 km² alors qu’elle est de 50
habitants par km² sur une superficie de 2 267 millions de km² en
République démocratique du Congo voisine, qui compte 110 millions d’habitants
pour environ 250 à 400 groupes ethniques.
Seul le pardon mutuel semble pouvoir ouvrir des
perspectives différentes du passé conflictuel. A Kigali, le mémorial du
génocide focalise une attention régulière et assidue pour que le Rwanda et le
monde entier s’en souviennent. Pendant 100 jours, des cérémonies symboliques et
des réflexions sont organisées pour appeler à l’unité du peuple rwandais et
entretenir le souvenir pour prévenir d’autres génocides.
L’espérance se cultive en particulier parmi des
chrétiens conscients de leur foi dans le Christ qui a prêché l’unité, la
communion, le pardon et la réconciliation. Sans le courage de la foi, la
vengeance apparaît parfois comme la seule issue offerte au genre humain.
La cohabitation pacifique est attendue non seulement
entre Rwandais Hutu et Tutsi mais aussi entre le Rwanda et les pays voisins,
surtout la République démocratique du Congo. Dans la capitale Kinshasa, par
exemple, appeler quelqu’un rwandais signifie carrément un ennemi. La
stigmatisation est due au fait que depuis l’année 1996, des mouvements rebelles
congolais appuyés par le Rwanda ont agressé la République démocratique du Congo.
Les Congolais appartenant aux tribus Hutu et surtout Tutsi habitant dans les
provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu sont souvent stigmatisés. On leur
conteste leur congolité…
Les
Banyamulenge, en particulier, Tutsi habitant le Sud-Kivu, sont les premières victimes.
Ils sont Nilotiques, et beaucoup de Congolais repoussent tout visage rappelant
le Nilotique. Malgré l’article 10 de la Constitution adoptée en 2005 et
promulguée en 2006 qui reconnaît comme Congolais d’origine « toute personne appartenant aux groupes ethniques dont les
personnes et le territoire constituaient ce qui est devenu le Congo
(présentement la RDC) à l'indépendance. » Le climat d’une guerre longue de
trois décennies fait oublier à beaucoup, dans l’ouest du pays, une leçon des
manuels de l’école primaire : le pays est habité à 80% par le groupe
ethnique des Bantous, mais les Pygmées, les Soudanais, les Chamites et les
Nilotiques en font aussi partie à part entière.
Tous frères dans la famille de Dieu
Entre Rwandais et entre Africains, se reconnaître
mutuellement comme des humains sera une base pour construire la paix sociale.
Se reconnaître comme chrétiens partageant la même foi fera accueillir les uns
et les autres comme frères et sœurs, membres d’une même famille. C’est le
Seigneur Jésus lui-même qui le leur a appris : « Vous êtes tous frères. » (Matthieu 23,8) Le pape
François l’a relayé et explicité en 2020 dans son encyclique intitulée Fratelli tutti (Tous frères) : « En quelques mots simples, il (Saint
François d’Assise) exprime l’essentiel
d’une fraternité ouverte qui permet de reconnaître, de valoriser et d’aimer
chaque personne indépendamment de la proximité physique, peu importe où elle
est née ou habite. » (Fratelli tutti, 1)
Du 10 avril au 8 mai 1994, des évêques catholiques du
monde entier et principalement africains se réunissent à Rome autour du pape
Jean-Paul II pour la tenue du premier Synode spécial des évêques pour
l’Afrique. A cause de la guerre, les délégués du Rwanda n’ont pu s’y rendre. La
guerre n’a pas encore révélé le résultat catastrophique du génocide lorsque,
pendant ce premier Synode africain, il est notamment décidé officiellement de
désigner l’Eglise de préférence comme « famille de Dieu », suivant
les documents préparatoires.
Et que veut dire une tribu sinon une grande famille
élargie ? On peut tirer la conclusion selon laquelle, dans le Christ,
toute l’humanité est une tribu ou plutôt que la tribu, quelle qu’elle soit,
n’est qu’une portion de la grande famille de Dieu. Evangéliser l’Afrique
aujourd’hui doit ainsi principalement revenir aussi à faire comprendre et à
faire vivre dans la conscience qu’au nom du baptême et au nom de notre
humanité, tous les hommes et toutes les femmes sont des frères et sœurs. Et
lorsqu’on souhaite bâtir une nation africaine à partir de peuples « unis
par le sort », par exemple, il n’y aura pas meilleurs bâtisseurs que des
chrétiens. Or, des comportements déviants existent qui scandalisent lorsque, par
exemple, dans l’Eglise, la discrimination tribale incline des chrétiens à
refuser la nomination d’un curé de paroisse ou d’un évêque diocésain pour la
seule raison qu’il n’appartient pas au terroir.
Et
voilà des comportements qui ne surprennent pas du tout les Eglises protestantes
et les Eglises évangéliques ou Eglises de réveil ! Elles sont habituées,
plus que l’Eglise catholique, « universelle », à se fragmenter,
parfois sur la base ethnique.
« Mission universelle et
tribalité »
« Mission
universelle et tribalité ».
C’est le titre d’un livre collectif de vingt auteurs paru aux éditions Baobab à
Kinshasa en 2020 pour étudier et fustiger le phénomène peu chrétien de la
discrimination tribale dans l’Eglise d’Afrique. Les vingt auteurs théologiens,
biblistes, sociologues, philosophes… ont saisi un prétexte pour réfléchir.
Le 8 juin 2017, le pape François avait adressé un
ultimatum d’un mois demandant aux prêtres du diocèse d’Ahiara au Nigeria de
renouveler leur obéissance au Saint-Père, successeur de Pierre, et d’accepter
l’évêque nommé dans leur diocèse par le pape Benoît XVI le 7 décembre 2012, Mgr
Peter Ebere Okpaleke. Des prêtres et des fidèles laïcs avaient récusé le nouvel
évêque pour la seule raison qu’il n’était pas originaire du diocèse, qu’il
était de la tribu Mbaise et non de la tribu Igbo, dont il ne parlait pas la
langue, qui était celle de la plupart des fidèles du diocèse.
Mgr Peter Ebere Okpaleke a été ordonné évêque le 21
mai 2013, au grand séminaire d’Ulakwo, dans le diocèse voisin d’Owerri. Il a
présenté sa démission le 14 février 2018. Le 5 mars 2020, le Saint-Père
François a érigé le nouveau diocèse d’Ekwulobia, il a nommé premier évêque du
nouveau diocèse Mgr Peter Ebere Okpaleke, évêque émérite d’Ahiara. Et le pape
l’a créé cardinal le 27 août 2022. Beaucoup ont vu cette élévation au cardinalat
comme un signe et un symbole fort du pape François contre le fléau du
tribalisme.
La Bible et le peuple élu
Les vingt auteurs du livre Mission universelle et tribalité ont montré que la crise
identitaire n’est pas propre au diocèse d’Ahiara du Nigéria. Ailleurs, on peut
changer de nom d’évêques et de diocèses, on peut retrouver la même situation.
Les auteurs montrent aussi que le phénomène est bien présent dans la Bible, qui
ne demande pas de cacher sa tribu comme une mauvaise chose. Saint Paul, qui
enseigne que dans l’Eglise il n’y a « ni
Juif ni Grec » (Galates 3,28), lui qui se veut tout à tous et qui
s’est fait haïr par ses frères Juifs pour son accueil des étrangers, lui,
l’apôtre des païens, il ne rate pas l’occasion de rappeler qu’il est « pharisien, fils de pharisien »
(Actes 23,6).
Dans
la Bible, l’Ancien Testament tourne globalement autour de l’histoire du « peuple élu » (Cf. Exode
19,5-6), une nation sainte entretenant une relation particulière avec Dieu. Le
nom du patriarche Jacob devenu Israël est aussi le nom d’un collectif de douze
tribus autrefois maltraitées en Egypte où elles avaient trouvé refuge pour
échapper à la famine. Mais libérés par la force de Dieu, les membres de ces
tribus vont pourtant s’illustrer et se vanter d’être le peuple élu et de mener
une guerre d’occupation et d’exterminer des voisins. Jusqu’au Nouveau Testament
qui veut que le nouveau peuple de Dieu intègre plutôt le modèle du salut pour
toute l’humanité, dans la paix et la fraternité universelle.
L’Europe des ethnies et des
nationalismes
Le journaliste français Stephen Smith a publié en 2003
le livre intitulé Négrologie. Pourquoi
l’Afrique meurt. Il stigmatise en particulier le tribalisme, « le vocabulaire de base des
Africains ». Le journaliste affirme qu’« en Afrique, la tribu est le rocher sur lequel sont bâties toutes
les Eglises et chapelles ». Que l’on soit d’accord ou pas, il faut
reconnaître que le tribalisme est un fléau pour toute la communauté humaine.
Pendant longtemps, on en a fait à tort une spécificité de l’Afrique.
Très peu d’Africains auront fait attention au 11
juillet marquant la date de la dislocation de l’ancienne fédération de
Yougoslavie. C’était le trentième anniversaire du génocide de Srebrenica. La
Yougoslavie s’est désagrégée à partir des années 1990 à cause de plusieurs
facteurs dont le plus déterminant est celui des conflits interethniques. Serbes,
Croates, Slovènes, Bosniaques, Albanais… revendiquaient leur indépendance pour
sortir de la fédération qui existait du temps du président Tito. Le 11 juillet
1995, les Croates attaquèrent les Serbes. Le nationalisme a ainsi donné
naissance à des Etats connus aujourd’hui comme fragmentation de la
Yougoslavie : Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro,
Macédoine du Nord, Kosovo.
Le nom de Slobodan Milosevic, mort en 2006 alors qu’il
était encore jugé au Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie, est lié
à cette tragédie de l’ex-Yougoslavie. En 1987, le président de la Serbie était
intervenu dans la région du Kosovo pour protéger la minorité serbe menacée par
la majorité albanaise. Mais dans la suite, le nationalisme serbe va s’imposer
sur le reste des régions de la fédération de la Yougoslavie qui finira par
éclater, avec des sécessions en Croatie, Slovénie et Bosnie-Herzégovine,
notamment. Les guerres ont causé l’épuration ethnique, des crimes massifs, des
massacres de populations.
L’histoire
de l’Europe a retenu le nom de l’Allemand Adolf Hitler comme auteur du génocide
nazi, l’Holocauste, la Shoah, au sens propre du mot. Il avait planifié et
exécuté l’extermination du peuple juif en Allemagne et ailleurs (1939-1945). A
un moindre niveau, l’histoire retiendra aussi le nom du Serbe Slobodan
Milosevic.
Parenté à plaisanterie entre tribus
Il faut se reconnaître entre humains. En République
démocratique du Congo, si vous vous renseignez sur une personne, on peut vous
demander de dire sa tribu, de l’identifier, la distinguer ainsi, sans aucune
arrière-pensée ni jugement de valeur. Mais dans les mêmes rues de Kinshasa, par
exemple, rappeler à quelqu’un le nom de sa tribu peut ressembler à une injure.
La tendance amène ainsi certains à cacher leur identité tribale, à modifier
même parfois leur nom comme si l’on devrait avoir honte de ses origines.
Il convient bien de s’inspirer plutôt de la pratique
courante en Afrique de l’Ouest : la parenté à plaisanterie ou le cousinage
à plaisanterie. On se réfère à sa tribu et à celle de l’interlocuteur, on
s’insulte ou on se moque mutuellement, sans conséquences fâcheuses. La pratique
existe autrement entre certaines tribus en RDC, dans les provinces du Kwilu et
du Kasai. On appartient à différentes tribus mais on se reconnaît unis autour
d’un même animal-totem, par exemple, et l’on se taquine. On s’interdira ainsi
de se traduire en justice ou de se faire la guerre.
Pourquoi
ne pas étendre une si belle pratique à toute la planète pour vivre en paix
plutôt que dans les conflits actuels ? Dans l’ère des réseaux sociaux et de
la communication numérique, qu’on se rappelle que le monde est devenu un
village. Des groupes Facebook existent avec raison pour perpétuer la pratique
ancestrale de la parenté à plaisanterie en Afrique de l’Ouest.
« Né quelque part »
Concluons avec la chanson « Né quelque part » du Français Maxime le Forestier de 1986,
devenue à une certaine époque l’hymne pour les immigrés et les réfugiés.
On choisit pas ses parents, on
choisit pas sa famille
On choisit pas non plus les trottoirs de Manille
De Paris ou d'Alger pour apprendre à marcher
Être né quelque part
Être né quelque part, pour celui qui est né
C'est toujours un hasard
(…)
Est-ce que les gens naissent égaux en
droits
À l'endroit où ils naissent
Que les gens naissent pareils ou pas
Personne n’a choisi de naître de tels parents, de
telle race, de telle tribu, de tel pays. Le hasard de la naissance n’empêche
pas l’égalité des humains. L’appartenance au genre humain doit suffire pour
mériter considération de la part de tous et pour respecter la dignité de toute
personne. C’est un bon rappel de l’article premier de la Déclaration universelle
des droits de l’homme, sur l’égalité et la fraternité.



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