Un bonjour de taxi
Au cœur des jours et des nuits
Un bonjour de taxi
A Kinshasa, celui qui vous rejoint dans un taxi collectif vous dit bonjour. Il ne le fait pas dans un taxi-bus. Dans un taxi, il sent le besoin de vous rassurer. Il voudrait sans doute se rassurer lui-même aussi, s’assurer qu’il ne se jette pas entre les mains d’inconnus dangereux. La prudence est parfois de rigueur dans une situation d’anonymat.
Et dans le taxi, il vaut mieux alors, pour se
rassurer davantage, engager aussitôt une conversation sur un sujet banal, si le
silence vous a précédé. Sinon, il convient de se mêler aussi à la conversation
pour rassurer ses compagnons.
Dans les taxis de Kinshasa, ce n’est pas de la pluie
et du beau temps que l’on parle. On parle souvent de la musique et du sport, et
des bouffons de la télévision. On évitera des sujets politiques, des sujets de
polémiques. Ce n’est pas d’abord ni seulement par respect pour les opinions
politiques légitimes des uns et des autres. On ne parle pas de politique, parce
que, croit-on, on ne sait jamais qui vous écoute, justement. Il en était ainsi
autrefois. Il semble en être le cas encore aujourd’hui. Est-ce la réalité qui
l’impose ? Il n’y a personne pour répondre. Dans un taxi, il vaut mieux
éviter certains sujets.
Mais pourquoi se dit-on bonjour presque toujours en
français et presque jamais en langue véhiculaire lingala ? Et pourquoi les
conversations utiles qui s’engagent dans la suite ne se déroulent-elles presque
toujours qu’en langue lingala ? La réponse est simple : parce que le
lingala est la langue nationale pour la capitale. Doit-on vraiment croire une
telle réponse ? Il semble que non. Parce qu’il faut encore se
demander : pourquoi ne pas se dire alors « mbote », en lingala
plutôt que « bonjour » en français ? La vraie réponse est plus
simple : C’est parce que, à Kinshasa, on ne parle plus le lingala, on
parle ce que la télévision a appelé le « lingala facile », qu’il
convient bien d’appeler le franco-lingala, mélange du lingala et du français,
soit une nouvelle langue née depuis peu et qui prolifère comme une plante envahissante.
Le franco-lingala est la langue des médias audiovisuels
populaires, la radio et la télévision, mais aussi des églises et de la rue. Il
est vrai que quelques Eglises se dotent d’habiles traducteurs ou interprètes
qui rendent admirablement dans les langues congolaises la parole prêchée,
proférée par les leaders incapables de bien s’exprimer, ces porte-parole de
Dieu qui n’ont pas maîtrisé les langues humaines pour parler aux humains.
Mais beaucoup d’Eglises ont perdu leur mérite
d’antan. Autrefois, ce sont les Eglises qui ont appris à écrire les langues
congolaises. Les missionnaires étrangers ont écrit des dictionnaires et des
grammaires. Les missionnaires étrangers ont enseigné aux Congolais les langues
congolaises en plus du français, du bon français. Les langues congolaises
étaient aussi enseignées dans le respect des formes et des contenus, dans le
respect des mots et des choses dites et à dire. Les missionnaires étrangers ont
permis aux Congolais de se connaître et de se reconnaître par-delà les tribus
et les langues vernaculaires.
Aujourd’hui, la paresse intellectuelle et le
relâchement général en ont atteint le respect des langues, le respect des
choses et le respect des personnes. Jusque dans les églises, on a relâché les
formes et les contenus. On multiplie les cris et les danses, on préfère se
retrouver presque à l’état des cris d’oiseaux de la forêt et de la savane.
Hors des églises, dans les taxis, dans la chanson
populaire, on cherchera parfois en vain à savoir quelle langue se parle. Ceux
qui ont chanté en lingala hier et avant-hier ont choisi aujourd’hui de chanter
en franco-lingala. Ils font bien danser, mais que disent-ils, quel refrain
sortira de nos lèvres, quelle parole retiendra-t-on pour consoler et conseiller
demain ?
La crise de la politique, en Afrique, est aussi une
crise de la parole et une crise de la langue. Le philosophe camerounais Fabien
Eboussi avait raison d’écrire : « Voilà pourquoi ce qui se passe chez
nous ressemble à une ‘histoire racontée par un idiot pleine de bruit et de
fureur, et qui ne signifie rien’. Comment ne pas croire, avec Confucius, que le
bon ordre politique dépend de la ‘correction du langage’? »
Jean-Baptiste
MALENGE Kalunzu
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